Voix d'Afrique N°109.

Noël 2015 : viendra-t-il
un Sauveur déplacé et réfugié ?

RDC

P. Pino Locati, P.B. italien,
missionnaire en R.D.C.

A qui iront-ils, Seigneur ? » : c’est la question que je me pose en ce dimanche 23 août 2015, en me référant aux millions de réfugiés dans le monde (21 millions) et aux déplacés internes dans les différents pays de la planète (33 millions). Il est très facile de faire “semblant de ne rien voir”, et de se taire sur ces graves situations de détresse et d’abandon, de nous cacher la tête sous le sable comme les autruches et de continuer notre train-train de vie quotidienne devant le bon Dieu et de garder une bonne conscience parce que cela ne nous concerne pas directement, comme m’avait dit une fois un prêtre de la nouvelle génération à Goma : « Les déplacés n’ont qu’à se débrouiller, ils ont leur aumônier » (mardi 4 mars 2014, peu avant la Journée du 8 mars : Fête internationale de la Femme et encore plus des Femmes opprimées et déplacées).

Nous savons très bien et nous connaissons le traumatisme des réfugiés et des déplacés dus aux souffrances terribles. Mais bien des fois, il est plus facile pour beaucoup (même pour nous qui nous nous disons « consacrés à Dieu ») d’en parler un moment et puis de tourner notre regard vers un ailleurs plus sécurisant, comme le prêtre et le lévite qui descendaient de Jérusalem pour aller à Jéricho et ne voulaient pas se salir les mains et leurs belles robes. Je ne culpabilise pas, je ne me porte pas juge des situations humaines, je n’ai pas non plus un complexe de supériorité morale qui prétend donner des leçons de vie aux autres, tout simplement je constate les faits : depuis janvier 2015 plus de 3.000 migrants ont péri dans les eaux de la Méditerranée ; 800.000 migrants ont été accueillis par l’Allemagne en cette année (chapeau à l’Allemagne malgré quelques groupuscules xénophobes !); plus de 220.000 migrants ont débarqués en Espagne, en Italie, en France ; des milliers de réfugiés montent à travers la Grèce, la Macédoine, la Serbie pour se heurter à une muraille de fil barbelé (4 mètres de hauteur et 175 kms de longueur) tout au long de la frontière avec la Hongrie.


File d’attente pour recevoir des vivres

Des gens désespérés, fuyant toutes sortes de situations de guerre et de massacres dans leurs pays, des hommes et des femmes avec des enfants qui ont fait des milliers de kms, arrivent au bord de la Méditerranée. Et alors surgissent les affreuses conditions de leurs traversées vers une liberté « mythique et indestructible ». Ils prennent le risque de la vie ou de la mort ! On ne se croirait pas au XXIe siècle mais dans les bas-fonds lointains de l’histoire. Un millier d’Erythréens sont pourchassés, torturés et tués par les bédouins soudanais et égyptiens ou encore réduits en esclavage dans le désert du Sinaï! La liste des humiliations de tous ces fugitifs pourrait continuer et remplir des dizaines de livres.

Mais que faire ? À qui iront-ils ? Mais aussi, d’où venons-nous ? Quelles sont nos cultures et nos traditions depuis des siècles ? Quelle civilisation a traversé l’Europe depuis 20 siècles ? Rome nous a donné la Loi et le Droit, le monachisme bénédictin, l'amour de la terre, la Renaissance nous a fourni l’amour des Beaux Arts et la confiance en l’homme, la Prise de la Bastille nous a promis la triade égalité, fraternité, liberté pour tous. Et surtout ce Dieu en qui nous croyons depuis les patriarches hébreux, ce Dieu a-t-il encore un mot à dire à notre monde à la dérive? Ne s’est-il pas repenti d’avoir créé l’homme comme aux temps anciens du déluge ?

Il y a quatre mois, lorsque je partais en congé, les déplacés internes dans la R.D. du Congo étaient 2,6 millions. Je viens de lire dans un rapport de l'OCHA (Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires)-ONU qu’ils sont aujourd’hui 2,8 millions. Pourtant, à Goma les autorités continuent à fermer les sites spontanés (ou camps) des déplacés : Nzulo, Buhimba, secteur Kanyaruchinya, Lac vert, renvoyant 130.000 personnes sans aucun moyen pour survivre. Une foule presque apocalyptique cherche un nouvel abri dans d’autres camps de fortune ou peut-être ose-t-elle rentrer dans les villages d’origine!


Camp de Bulengo

Les autorités des camps disent aux déplacés que les territoires sont « plus ou moins sécurisés » : l'affirmation ne correspond pas à la vérité des faits, c’est une affirmation approximative. Ou bien le territoire est sécurisé ou bien il ne l’est pas. Il ne l’est pas en ce qui concerne le Nord-Kivu avec ses 58 sites spontanés ou camps et une trentaine de mouvements de rebelles. Un prêtre résidant dans le territoire de Masisi (80 kms au nord-ouest de Goma) affirme exactement cela (ce lundi 24 août) : il n’y a pas de sécurité ! L’Etat donne l'impression de ne plus vouloir entendre parler des camps des déplacés parce que cela fait mal à son image, aux apparences, à la bonne réputation. Cela signifie que malgré la présence de 23.000 soldats onusiens et les FARDC (armée nationale), l'État n’arrive pas à maîtriser la situation d’insécurité dans l’Est. Je lis radio-okapi tous les jours et d’autres sources sur l’internet : presque chaque jour, j’y trouve les nouvelles de tueries, de vols, de détournements, de viols. Bref, une grande insécurité règne encore dans ces provinces de l’Est. Obliger les gens déplacés à quitter les camps, c’est les jeter vers la déroute totale.

Les chemins d’accès aux camps de Goma sont aussi devenus un labyrinthe puisque les travaux commencés depuis plusieurs mois ne sont pas achevés et les véhicules doivent suivre de grands détours pierreux pour arriver aux camps. Je viens de voir et d’aider presque trois cents femmes déplacées du Lac Vert, et quatre cents de Mugunga, habillées avec des loques, des habits déchirés. Sales, pas de savon, pas d’habits de rechange, pas d’argent pour en acheter. Les enfants encore moins habillés.
Je veux bien croire et espérer dans la bonté de l'homme ! Ici où je vis j’ai bien quelques doutes, perplexités, inquiétudes. Je me demande si l'homme est capable d’un réel tournant moral dans l’Est du Congo où des millions de personnes sont condamnées à rester marginalisées, à survivre et à se battre comme des petits chiens en recherche de nourriture et à mourir dans une vie inachevée, faute de moyens réels pour survivre et avoir confiance dans un avenir possible.

Un nouveau Noël est aux portes du monde et de chacun/chacune de nous. Franchement, je ne sais plus. À mon âge (je ne suis ni jeune ni vieux), comme prêtre missionnaire depuis belle lurette au Congo, je suis persuadé que nous n’aurons plus de vrais sauveurs humains en ce grand pays. Il n’y en a jamais eu : les régimes ont succédé aux régimes, les hommes ont remplacé d’autres hommes, les idéologies (colonie, post - indépendance, authenticité, économie néo- libérale) ont laissé place à la réal-politique ou plutôt au réal-profit d’individus et de petites oligarchies avec entretemps un peuple entier à la dérive. Un iceberg avait frappé le Titanic. Aujourd’hui les icebergs de l’avidité, de l’égoïsme, du « Je m’en-foutisme » politique, d’une accumulation exorbitante de richesses chez quelques-uns qui dépasse toute imagination ont saigné à blanc ce pays.

Si un sauveur venu d’autres horizons peut aider à surmonter la falaise de ces ravins infranchissables, qu’il vienne apporter son salut et la libération des consciences piégées par les ténèbres, ouvrir les mains gelées du pouvoir, dé-sacraliser les fausses valeurs de la mentalité courante et ramener tout homme et femme aux pâturages d’une nouvelle liberté, d’un apaisement définitif dans les relations sociales, d’une espérance qui ne défaille pas, d’un Amour qui seul peut rendre possible l’impossible, changer les rochers en fontaines et les étangs en sources, alors, bienvenu à ce « Sauveur » !

Mais où est-il ? Où le trouver ? Le monde le reconnaitra-t-il ou devra-t-il se déplacer et se réfugier ailleurs ?

Pino Locati M.Afr.



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