LA CREATION D'UN
SACERDOCE AFRICAIN MARIÉ

PROPOSITION FAITE PAR LE CARDINAL LAVIGERIE
AU PAPE LEON XIII
EN 1890

Les historiens sont tous d'accord pour dire que le Cardinal Lavigerie a été un homme de nombreuses initiatives manifestant simultanément son audace et de sa créativité. Parmi ses initiatives il y a eu l'idée de créer un sacerdoce marié pour les Africains subsahariens, c'est-à-dire onze ans après l'arrivée de ses missionnaires en Afrique équatoriale.

Cardinal Peinture en 1888 . Léon XIII

Le 1er juillet 1890, Lavigerie écrit au Pape Léon XIII une lettre dans laquelle il explique la nécessité de la création d'un tel clergé. Et il donne ses raisons qui sont évidemment marquées par l'anthropologie de l'époque. Conscient de la gravité de sa proposition, il avertit en même temps le Cardinal Giovanni Simeoni, Préfet de la Congrégation pour la Propagation de la Foi (1):

" Eminentissime Seigneur,
J'ai eu l'honneur d'écrire , il y a 2 jours, au Saint Père, pour lui faire hommage de l'allocution ci-incluse que j'ai prononcée, dimanche dernier, à l'occasion du départ de 20 missionnaires d'Alger pour l'Afrique Equatoriale. Dans cette lettre je me permets de poser à Sa Sainteté une question très délicate qui concerne la formation d'un clergé indigène ; cette question qui touche à celle du mariage des prêtres n'est pas de nature à être traitée publiquement ni par conséquent, à faire l'objet d'une réponse de la part de Sa Sainteté ".

A cette époqueNous savons par le P. Burtin que la proposition de Lavigerie n'a pas été acceptée. En mai 1909, l'ancien représentant du Cardinal Lavigerie auprès du Saint Siège écrira à Mgr Livinhac que la question posée à l'époque était " très grave " et que le Saint Office avait dû la " repousser " (2).


Voyons maintenant cette fameuse lettre du Cardinal Lavigerie au Pape Léon XIII (3) :

Alger, le 1er juillet 1890

Très Saint Père,

J'ai l'honneur de déposer aux pieds de Votre Sainteté un exemplaire de l'allocution que je viens d'adresser, au moment de leur départ, aux vingt membre de la Société des Missionnaires d'Alger. Ils partent en ce moment, comme le sait Votre Sainteté, pour l'intérieur africain sur l'appel qui m'a été adressé par les Supérieurs de ces Missionnai-res et particulièrement par Mgr Livinhac, Vicaire Apostolique de l'Ouganda et du Lac Nyanza, aujourd'hui Vicaire Général régulier de la Société des Missionnaires d'Alger.

Votre Sainteté, si Elle veut bien prendre connaissance des paroles que j'ai adressées au haut de la chaire aux fidèles qui remplissaient notre cathédrale et aux missionnaires qui allaient partir, verra que j'ai insisté spécialement sur une particularité qui présente le départ de nos nouveaux apôtres. Il se trouvait, en effet, parmi eux, deux Nègres du Soudan Oriental, rachetés par moi de l'esclavage dans l'intérieur de l'Afrique, il y a maintenant plus de quinze années, avec grand nombre d'autres Noirs. C'étaient alors des enfants ; je les ai fait élever pour servir d'auxiliaires à nos Pères Blancs, dans nos missions d'Afrique ; j'ai fondé même dans ce but, à Malte, avec l'autorisation de l'Ordinaire et celle du Gouvernement anglais, il y a déjà douze années, un institut destiné à former ces enfants à l'étude et à l'art de la médecine dans l'Université de cette île.

Plusieurs de ces jeunes médecins formés sont déjà partis pour nos Missions du Tanganika ; ils y obtiennent de si heureux succès que le roi de l'Ouganda, Mwanga, aujourd'hui rétabli sur son trône, m'en a demandé lui-même spontanément.
Votre Sainteté le verra dans la lettre que m'adresse ce prince noir et qui se trouve rapportée en note au bas de mon allocution.(4)

Cette circonstance m'engage, très Saint Père, à faire part à Votre Sainteté d'une préoccupation qui depuis longtemps travaille obstinément mon esprit à l'occasion des missions dans les pays nègres de l'Afrique : c'est celle de la formation d'un personnel ecclésiastique convenable pour desservir un jour les Missions que nous fondons en ce moment. Espérer pouvoir y envoyer toujours un nombre suffisant de prêtre européens est une véritable utopie ; parce que compter les soustraire à l'influence homicide du climat est une utopie plus grande encore, si nous en jugeons par le nombre de victimes qu'il a déjà faites et qu'il continue de faire dans les régions qui nous sont confiées.

Ce qu'il faut absolument, c'est pouvoir former des prêtres parmi les Noirs. Nous avions eu d'abord cette pensée pour nos jeunes gens qui sont à l'Université de Malte, mais j'ai dû y renoncer en voyant qu'il nous serait absolument impossible, peut-être pendant des siècles, de former un clergé noir ; je me suis convaincu par ma propre expérience de la vérité rigoureuse des paroles de Salvien que connaît Votre Sainteté : Tam inauditum est Afrum non esse impudicum quam Afrum non esse Afrum.

Dans une semblable situation la question qui se pose sérieusement à l'esprit, c'est s'il ne conviendrait pas d'accorder le mariage des prêtres indigènes à tous les Noirs d'Afrique comme on l'avait accordé déjà, dès l'origine, à tous ceux qui tiennent, soit par leur situation, soit par des relations régulières, aux populations nègres, comme les prêtres de l'Egypte et de l'Abyssinie.

C'est là, sans doute, un grave problème ; mais il ne suffit pas d'en voir les difficultés, il faut le décider un jour et je crois qu'il serait digne de Votre Sainteté après tout ce qu'Elle a déjà daigné faire pour les Noirs de faire prendre l'initiative d'une telle étude par la Sacrée Congrégation de la Propagande.

Bien volontiers je donnerais moi-même à cette Congrégation, dont j'ai l'honneur de faire partie, les renseignements favorables ou contraires aux différentes solutions qui pourraient être proposées. C'est à Votre Sainteté de peser cette pensée dans Sa Sagesse et de décider ce qu'elle trouvera de plus convenable, mais j'ai cru qu'il était pour moi un devoir de conscience de la Lui proposer humblement.

Dans ces sentiments, j'ai l'honneur de rester toujours, à Vos pieds sacrés,
très Saint Père,
de Votre Sainteté,
le très humble et très obéissant serviteur et créature

Ch. Cardinal Lavigerie

 

P. Stefaan Minnaert M.Afr (Rome, Février 2009)

1 . Lettre du Cardinal Lavigerie du 3 juillet 1890 à la Propagation de la foi, A.G.M.Afr., N° A 17- 334.
2 . Lettre du 29 mai 1909 du P. Burtin à Mgr Livinhac, A.G.M.Afr., N° 251082.
3 . Lettre de Mgr Lavigerie du 1ier juillet 1890 au Pape Léon XIII, A.G.M.Afr., Correspondance à Léon XIII, N° 8, (1886-1892), n° 3 150 (61 bis), Copie de A 17-333.
4 . Nous n'avons pas pu retrouver cette lettre.