Voix d'Afrique N°59

JOUR DE FETE A MANDIAKUY

Ordination de Cyriaque
Au Mali


Avec un nom pareil, il ne faut pas chercher ce village le long d'une grande route ! C'est quelque part dans la brousse, presque aux confins du Mali et du Burkina Faso, dans la boucle du Niger. De Bamako la route est étroite mais bien goudronnée sur quelque 400 km ; il faut ensuite prendre la piste. Pas une montagne, pas la moindre colline ; la route suit constamment la ligne droite ; la piste offre plus de fantaisie : elle contourne quelques ar-bres, un champ, un rare village aux cases carrées en terre. Il n'a pas plu depuis plus de six mois ; le soleil monte rapidement à l'horizon et la chaleur devient vite très forte ; la voiture laisse derrière elle un immense nuage de poussière rouge à peine emporté par le vent, l'harmattan brûlant. Quelques charrettes tirées par des ânes s'acheminent lentement vers un impossible village ; quelques mobylettes chevauchées par un homme ou une femme en large boubou aux couleurs vives semblent voguer tout droit dans le vent.

La bienvenue

Soudain, entre les buissons au bord de la route, des explosions retentissent, accompagnées d'un nuage de fumée blanche ; les tireurs tiennent leur pétoire artisanale à la hanche : c'est à la fois un signe de bienvenue et l'avertissement pour le village proche que nous arrivons. C'est que l'occasion est unique : Cyriaque Mounkoro, l'enfant du pays, est ordonné prêtre ; il a choisi d'être missionnaire d'Afrique, d'aller là où la Bonne Nouvelle n'a pas encore été proclamée.

Une petite foule barre le chemin, sous une banderole en français , en anglais et en boré (la langue locale, m'informent mes guides). A peine a-t-on mis pied à terre, dans la chaleur et la poussière, qu'une jeune fille s'avance avec une calebasse d'eau : elle la présente sans un mot, avec un large sourire ; il n'en faut pas plus pour oublier les transpirations, les kilomètres de sable, les cahots et les lassantes heures de conduite.


L'accueil avec la calebasse d'eau
(Père Jacques Charron)

Mgr Jean Gabriel Diarra avec le responsable de la communauté chrétienne, acceuille les visiteurs à l'entrée du village

 

Le jeune évêque de San porte une simple soutane d'un brun clair ; il nous accueille fraternellement ; avec lui nous saluons les parents de Cyriaque et le chef de Mandiakuy. " Vous les missionnaires, vous êtes arrivés chez nous il y a cinquante ans, à bicyclette, sans tambour ni trompette ", déclare le chef ; " aujourd'hui nous sommes heureux de vous recevoir avec tamtams et balafons ! "

Pas loin de là s'élève l'église avec ses deux clochers, impressionnante construction brune ; tout autour, les constructions de la paroisse : logements des pères et des sœurs, salles de réunion, écoles et dispensaire ; l'espace ne fait pas défaut dans ce coin de brousse ; les générations de missionnaires ont marqué leur passage en plantant des ar-bres qui dispensent ici et là une ombre agréable. Tout le village est là, environ cinq mille personnes, chrétiens, musulmans, religieux traditionnels : tout le monde est vêtu du boubou majestueux, de pagnes aux couleurs chatoyantes, de tee-shirt imprimés pour l'occasion. Prêtres et religieuses de toutes races, certains venus de loin, se mêlent à la foule en fête. Six évêques du Mali sont là, au milieu de la foule. Nous partageons ensemble le repas, simple et abondant : riz, boule de mil, viande, pastèque au dessert.

Une église famille

Toute l'Eglise du Mali est présente, depuis les évêques jusqu'aux enfants. En haut de la table, l'archevêque de Bamako aime porter une vieille chéchia que lui a sans doute légué un missionnaire d'autrefois. L'évêque de Sikasso, lui, porte tout simplement un bonnet de laine rose et bleu marine avec un cache-nez assorti ; il aime commencer chaque journée par des travaux dans son champ : pas étonnant qu'il ait les mains calleuses ! "C'est dans les champs que je commence l'Eucharistie, fruit de la terre et du travail des hommes !" Laïcs hommes et femmes en boubou de fête, religieuses africaines et européennes, enfants endimanchés, jeunes en tee-shirt immaculés, c'est une foule bruyante et gaie, des frères et sœurs qui bavardent et rient sans aucune autre formalité que celle de la vie de famille.

Célébration

Quelques coups de fusil ap-pellent à entrer dans l'église : prêtres et évêques entrent en procession ; tous portent l'aube en forme de boubou blanc, ornée d'arabesques ou de symboles chrétiens africains. Au premier rang de la foule, la chorale avec sept tamtams de taille différente, et deux balafons plus larges que les bras étendus : quel orchestre ! Sur un profond rythme de basse, chaque batteur évolue sur un battement propre, des syncopes, des roulements qui s'harmonisent dans une richesse extraordinaire. L'harmonisa-tion chorale est absente, les mélodies simples et répétitives, ce qui permet une participation très active de toute l'assemblée ; seuls les accompagnements des balafons et des tamtams permettent d'éviter toute lassitude. Naturellement, les corps balancent doucement, immense vague qui traverse toute la foule ; les mouvements des bras et mains sont amplifiés par des chasse-mouches en crinière de cheval ; les jeunes filles ont la chevelure assez rase, mais ornée de lignes régulières de cauris blancs.


Imposition des mains

La célébration dure trois bonnes heures, trois heures de chants, de lectures, de silences et d'exhortations. Un griot, tambour sous le bras, intervient parfois pour rendre grâce, rappeler les gloires anciennes de la famille et de la mission ; il ponctue son poème de battements du petit tamtam qu'il tient sous le bras ; du coude il ajuste la tension de la peau tendue et le son plus ou moins grave du battement. A l'autel, les célébrants ne sont pas séparés des assistants dans la nef : tous célèbrent, dialoguent, s'interpellent et répondent ; les chants rythmés sont accompagnés d'un lent mouvement unanime qui parcourt toute la communauté ; même les étrangers ignorants de la langue locale, s'unissent spontanément à cette prière, comme si le battement d'un seul cœur parcourrait la foule.

Ceci est particulièrement remarquable pendant la prière eucharistique : le dialogue de la préface est répété et amplifié tout au long de l'Eucharis-tie ; les évêques, depuis l'autel, appellent la foule qui répond, soutenue par les tamtams et le lent balancement unanime de toute la communauté.

Même les désordres apparents semblent organisés : lorsqu'on vient féliciter le jeune prêtre après l'imposition des mains, lorsqu'on échange le signe de paix, lorsqu'on vient partager l'eucharistie, tous les mouvements sont naturels, spontanés, tour à tour enthousiastes et recueillis. Et lorsque les fusils font chanter la poudre, pendant la consécration et la doxologie, l'explosion provoque à peine un frémissement qui parcourt tous les rangs le long de la nef.

Soir de fête

Le soleil est au couchant : après trois ou quatre heures de célébration intense, le temps est venu de partager le repas du soir. Ici et là des groupes se forment autour des larges bassines de mil et de viande, des caisses de bouteilles de bière, des calebasses de boissons locales ; puis les tamtams reprennent les danses, à la lumière des lampes à pétrole. La lune s'est levée ; mille étoiles s'allument dans le ciel, comme pour communier à la joie de Mandiakuy.

Le lendemain, c'est la fête du jubilée d'or du premier prêtre malien, l'abbé Jean Koné qui a été ordonné en 1952. Et puis, le lendemain encore, la première messe de Cyriaque dans son village. Lorsque les tamtams se seront tus, il fera ses bagages pour partir, loin de Mandiakuy : ailleurs, au Nigeria, il ira porter la Bonne Nouvelle pour créer une nouvelle communauté, pour rassembler par delà toutes les frontières de langue et de culture, des disciples, des enfants de Dieu.

Gérard Guirauden,
Missionnaire d'Afrique