Voix d'Afrique N°71....

Un Pionnier,
Mgr Léon Livinhac

Il a été un des premiers à répondre à l'appel de Lavigerie. Il a été de la première caravane de missionnaires. Après la mort de Lavigerie en 1892, il a dirigé la Société des Missionnaires d'Afrique jusqu'à sa mort en 1922.


Dans les Cévennes

Buzeins, on n'y passe pas par hasard. Le nom sent bon les Cévennes, les collines, la campagne du Midi. Aujourd'hui, pour y aller, il faut franchir le fameux Viaduc de Millau, les Gorges du Tarn, et pénétrer vers les Causses par des routes de plus en plus étroites au fur et à mesure qu'on avance. Passé le bourg de Séverac le Château, la route secondaire serpente au milieu des collines, bordée d'arbres touffus. De loin en loin, les prés ondulent au flanc des coteaux. De loin en loin, quelques abris de bergers, quelques masures, des fermes plus importantes jalonnent les sommets, ou encore un clocher en flèche autour duquel s'amassent des toits d'ardoise.

La campagne au 19ème siècle

Aujourd'hui, ce paysage est traversé par des lignes électriques ; de poteau en poteau elles tracent des lignes droites, parallèles, rigoureuses, à travers le puzzle des ruisseaux et des bordures de taillis. Lorsque Léon Livinhac vit le jour, en juillet l846, rien de tout cela.

On s'éclairait à l'huile ou au pétrole lampant ; l'eau était au puits au fond de la cour. La ferme où vivait sa famille se dresse aujourd'hui encore, autour d'une grande cour ; les murs de granit du pays sont très épais ; les toits d'ardoise sombre pointent leurs pentes raides vers le ciel ; les bergeries s'ouvrent sur le terre-plein par des portails en ogive. Quelques buissons de géraniums et d'hortensias égaient les murs gris. Un escalier monte à l'étage où habite la famille.

Une grande cuisine est l'âme de la maison, avec un âtre large et profond ; la table de bois occupe le centre, épaisse et sombre, des bancs et des chaises en paille alignées tout autour. Le sol est en bois et laisse passer, la nuit, la rumeur des brebis, de quelques vaches et un ou deux bœufs ; leur chaleur avec l'odeur sauvage des bêtes monte de l'étable, en bas, jusqu'à l'étage, pour adoucir les froids de l'hiver.

Enfance simple et heureuse

C' est dans cette atmosphère que Léon a vu le jour. Il faut croire que l'environnement forge un caractère. La vie à la campagne est dure en ce milieu du 19ème siècle. La famille vit sur les produits de la ferme, grâce au blé, à l'orge, aux laitages, œufs et viandes, que donnent la terre et le labeur des paysans. Il a deux ans lorsque son père meurt, cinq ans lorsqu’il perd sa mère. Sa grand'mère et ses tantes s'occupent de son éducation. Sa santé est délicate, mais il est bon élève et travailleur.

L'Afrique !

C'est à vingt et un ans, en 1867, qu'il entre au Grand Séminaire de Rodez . Les rumeurs du monde arrivent jusque dans les montagnes des Cévennes. Le frère aîné de Léon est tué pendant la guerre de 1870. On entend parler de l'Afrique, des explorateurs, de leurs dernières découvertes, de l'Algérie et de l'aventure coloniale, mais que cela était lointain !

Félix CharmetantTout change lorsque le Père Félix Charmetant arrive d'Alger. Il est envoyé par son évêque, Monseigneur Lavigerie, pour trouver des volontaires pour l'Afrique. Sa conférence au Grand Séminaire de Rodez dut être particulièrement éloquente : Léon Livinhac vient d'être ordonné diacre. Il se porte volontaire. L'évêque de Rodez était un ami intime de Lavigerie ; il donne son accord et Livinhac part pour Alger en 1873. Il se présente à son nouvel évêque avec la lettre officielle de ses supérieurs ; Lavigerie se contente de lire la lettre, puis ajoute, au bas de la page, trois mots : "Visum pro martyrio." (1)

(1. "Visa pour le martyre !" L'anecdote est rapportée par Lavigerie lui-même ; il s'adressait au Père Charbonnier, un des premiers candidats à la Mission. Le Père Charbonnier fut supérieur du Petit Séminaire arabe, puis maître des novices et Vicaire Général de la Société. Il est mort Vicaire Apostolique du Tanganyika le 16 mars 1888. )

Premiers pas

C'est l'aventure. Livinhac vient à peine de terminer ses études de théologie ; il n'a encore fait que six mois de son noviciat : il est nommé professeur de théologie dogmatique dans le nouveau Grand Séminaire des Missionnaires d'Afrique. Le maître des novices, le père François Terrasse, jésuite, l'accompagne. Son enseignement n'a rien de révolutionnaire ; l'ambiance générale dans toute l'Eglise, en France en particulier, est marquée par le jansénisme. Austérité, vigilance, horreur du confort matériel, mais aussi prière, silence, constance dans la solitude intérieure et la contemplation du Christ, sont à la base de l'enseignement qu'il pratique lui-même et partage à ses jeunes compagnons.

Léon Livinhac est vraiment à l'école de la sainteté, son idéal. Les urgences sont quotidiennes, le personnel peu nombreux. Livinhac, une fois ordonné prêtre, doit gérer les maigres finances de la petite Société, assurer les campagnes de propagande à travers la France. Mais il est missionnaire, au plus profond de son cœur : il est envoyé en Kabylie comme supérieur d'un poste de mission. Il vit avec les Kabyles, dans la pauvreté ; il étudie avec eux leur langue berbère et partage tout de leur vie. Il est remarqué sans doute par le fondateur, puisqu'il est appelé pour diriger le nouveau Scolasticat. Il n'a que 29 ans.

Trois de ses premiers compagnons sont envoyés pour tenter une traversée du Sahara en direction du Niger et de l'Afrique de l'Ouest ; ils sont tués à Rhadamès. Le martyre ! tel était son idéal. C'est alors qu'il est nommé pour faire partie de la première caravane en Afrique Equatoriale. Rome a donné son accord pour entreprendre l'évangélisation de l'Afrique Equatoriale. Une équipe s'établira dans la région du Tanganyika pour commencer l'évangélisation ; le Père Livinhac et l'autre groupe traverseront le Lac Victoria-Nyanza pour évangéliser l'Ouganda et les régions aux sources du Nil.

Le grand départ

Ils étaient huit missionnaires. Livinhac a 32 ans, il est le plus âgé du groupe. Quel courage, quelle audace, à la limite de l' inconscience, d'envoyer dans des pays totalement inconnus ces huit jeunes hommes : Siméon Lourdel et Ludovic Girault ont à peine 24 ans, les autres n'ont pas encore atteint leur trentaine ! Nous ne savons pas s'il faut admirer le plus le courage de ces pionniers ou celui de Lavigerie qui les envoyait !


PP Augier, Delaunay, Dromaux, Pascal, Fr Amans
PP Deniaud, Girault, Livinhac, Lourdel, Barbot

Presque personne n'avait voyagé en Afrique Equatoriale de l'Est, sinon Livingstone et Stanley. Presque personne encore n'avait été en contact avec les populations. Ils ne savaient qu'une chose, qu'ils étaient des millions de frères humains et qu'ils n'avaient pas encore entendu la Bonne Nouvelle, qu'ils vivaient encore dans la peur de l'esclavage et des guerres tribales, qu'ils étaient encore victimes de la maladie et de l'ignorance. "J'avais faim… j'avais soif… j'étais prisonnier…" Le Christ lui-même les appelait.

La Caravane


Carte postale du Yang-Tsé. C'est le navire que prirent en 1878 Mgr Livinhac et les missionnaires de la 1ère caravane. (construit en 1877, fut démoli en 1911)

Il partirent donc pour Marseille et embarquèrent pour le long voyage. Certains d'entre eux ne reverraient plus la France, mais tous prenaient ce risque. Ils partaient pour de bon, pour toujours. L'Afrique était leur nouvelle patrie, leur nouvelle famille. Les lacs Tanganyika et Nyanza avaient été repérés et tracés par les explorateurs ; ils ne savaient rien sur ces pays, si ce n'est qu'ils étaient aux sources du Nil, quelques contours sur une carte encore imprécise. C'est l'Aventure ! Après une longue traversée de sept à huit semaines, à travers la Méditerranée et le Canal de Suez, la mer Rouge et l'Océan Indien, ils arrivent à Zanzibar à la fin du mois de Mai. Il faut d'abord organiser la caravane.

Le long voyage à travers l'Afrique


PP Dromaux, Pascal
Delaunay, Livinhac, Fr. Amans
Lourdel, Girault

Il faut tout prévoir : la nourriture et les tentes, bien sûr, mais aussi des lots de marchandises qui seront troquées en chemin pour traverser des villages, des forêts, des champs et des rivières ; verroteries et cotonnades serviront de monnaie d'échange. Il faut aussi prévoir armes et munitions, non point pour conquérir quelques pays, mais tout simplement pour se garder des brigands, et surtout des caravanes d'esclavagistes qui acheminent leurs lamentables processions depuis la forêt jusqu'à Bagamoyo, le grand port de la traite sur l'Océan Indien ; les marchands d'ivoire et de nègres voient d'un très mauvais œil ces marabouts qui pénètrent dans leur territoire.

La caisse chapelle, avec la provision d'hosties et de vin, est emballée précieusement, avec les ornements liturgiques réduits au minimum. Quelques livres indispensables, des cahiers, du papier à lettre, des plumes et de l'encre pour enregistrer les diaires et les correspondances, les relevés géographiques et ethnographiques, tout cela est emballé et confié à un porteur.


Camp 1ère Caravane en 1878 à Chamba Gonéra

Le Père Charmetant, qui les accompagne, rapporte : "J'aimais les voir dans leur accoutrement de voyage, le fusil sur l'épaule, la gourde au côté, coiffés de larges chapeaux de liège, et montés sur un âne, la seule bête domestique qui résiste un peu à la mouche venimeuse tsétsé…. Nos ânes portant un bât pour la première fois de leur vie, grâce à l'industrie du Père Barbot, s'avançaient mélancoliquement les uns à la suite des autres, tandis que leurs cavaliers animaient la route de leurs joyeux propos, comme des soldats en marche vers la frontière ennemie.

Tout à coup, les éclats de voix redoublèrent : le meilleur cavalier, le Père Delaunay, venait d'être jeté à terre par sa méchante monture, avec armes et bagages. Le bât, encore neuf, n'avait pas été suffisamment sanglé, et le rusé animal, sentant sa charge pencher à droite, donna une adroite secousse de ce côté et renversa son cavalier … " En tête, flotte l'étendard du Sacré Cœur, suivi de plusieurs centaines de porteurs qui forment la caravane ; les missionnaires se sont placés soit en tête, soit au centre, soit en queue de file. La chaleur et l'humidité sont accablantes, mais on ne s'attendait pas à autre chose.

Arrivée en Ouganda

Buste de Mgr Livinhac  dans l’église de BuzeinsLe récit complet de cette expédition reste à écrire. Pendant six mois, c'était la même routine : avant le lever du soleil, faire un brin de toilette, prier ensemble, déplier les tentes, refermer les caisses, répartir les charges parmi les porteurs, et prendre la route, au milieu des fourrés, des forêts vierges ou des savanes interminables, passer quelques rivières, escalader quelques cols, s'arrêter pour palabrer avec les petits chefs locaux, abattre un gibier pour la nourriture des porteurs et des missionnaires. Enfin, au bout de six mois, ils arrivent sur les rives du Lac Nyanza, récemment baptisé Victoria en l'honneur de la Reine.

Léon Livinhac avec les Pères Lourdel, Barbot et Girault, et le Frère Amans sont arrivés au but. Ils ont laissé dans la région du Lac Tanganyika leurs compagnons de route. C'est ainsi que commença l'évangélisation de l'Afrique Equatoriale.
(à suivre)

Gérard Guirauden
Voix d'Afrique



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