Le Cardinal Charles-Martial Lavigerie 1825-1892


8. La Traite desEsclaves

Le marché aux esclaves à Zanzibar (Gravure de Livingstone)

Nous venons d'évoquer la traite des esclaves: c'est le problème crucial, à cette époque, de l'Afrique centrale où elle se pratique intensément. Depuis le début du siècle, des traitants arabes et noirs swahili de Zanzibar et de la côte orientale, se sont engagés dans l'intérieur du continent. Ils tissent peu à peu un immense réseau de pistes plus ou moins régulièrement fréquentées, s'étendant du nord de l'actuel Congo RDC. au sud du lac Nyassa, et de l'océan Indien jusqu'au Lomami, un des principaux affluents du Congo au centre du continent. Ils recherchent l'ivoire, fort demandé en Europe, mais aussi les esclaves. Ces derniers alimentent une forte exportation estimée à la moyenne annuelle de 30 000 individus au milieu du XIXe siècle.


Caravane d'esclaves portant la gangue.(Gravure de Livingstone)

Leurs destinations sont variées: Zanzibar et sa voisine Pemba principalement pour les plantations de girofles, et les pays de l'océan Indien s'échelonnant de la Somalie à l'Inde. Nombre d'autres demeurent sur le sol africain tout en connaissant l'exil loin de leur pays d'origine. Ils sont requis pour les tâches liées au commerce d'ivoire: la collecte puis le portage sur de longues distances, le travail agricole nécessaire à la subsistance des immigrés venus de la côte et de leurs gens, les services domestiques en tout genre exigés par ces derniers. La mortalité est grande par suite des pertes subies au cours des attaques de villages, des conditions de transport, puis de travail. Quant à la natalité, elle reste généralement très faible chez les populations serviles. Alors que les exportations à travers l'Atlantique ont cessé durant les années 1860, la traite orientale connaît une expansion considérable. La situation est identique au Soudan et en Afrique occidentale.

L'appel de Lavigerie contre l'esclavage d'après un journal anglaisLavigerie s'en préoccupe dès le premier instant où il pense à l'établissement de missions dans le centre du continent. Il sait qu'une telle oeuvre ne peut se concevoir sur le seul plan spirituel. Elle s'insère dans un contexte déterminant pour sa réalisation et ne peut s'opérer dans un entourage qui la stérilise radicalement. C'est le cas de la traite des esclaves. On ne peut rien espérer de populations vivant dans une insécurité perpétuelle, emmenées au loin ou dispersées par les razzias, réduites à la famine par les destructions qui s'en suivent.

 


Contre l'esclavage en l'Eglise St sulpice à ParisC
ette constatation s'applique non seulement à l'œuvre missionnaire, mais aussi à toutes les composantes du progrès humain. C'est dans ces larges dimensions que Lavigerie envisage le problème, et il ne cessera d'en rechercher la solution.

 

Sa première pensée fut de susciter ce qu'il appela un "Royaume chrétien" sous la souveraineté d'un chef africain sinon converti au christianisme, du moins sympathisant. Des laïcs européens à la fois dévoués et compétents en divers métiers seraient mis à son service: il pourrait alors étendre une domination bienfaisante assurant aux populations la sécurité nécessaire à leur développement. Ce projet fit long feu. La situation pourtant s'avérait dramatique pour les missionnaires établis autour du lac Tanganyika qui constituait une plaque tournante du réseau de traite. Des laïcsLouis Joubert les avaient accompagnés pour assurer des tâches d'ordre pratique. Lavigerie pensa les regrouper en une association religieuse dont les établissements créeraient des zones de sécurité, en y promouvant le travail agricole et l'instruction à l'exemple des abbayes du Moyen-Age européen. Une telle association ne put voir le jour. Son but toutefois se réalisa sur une petite échelle. L'un des laïcs auxiliaires des missions, Louis Joubert, assuma cette charge sur le pays environnant Mpala, au sud-ouest du lac Tanganyika. Il s'en acquitta au milieu des pires difficultés.

Le territoire ainsi couvert restait fort réduit par rapport aux immenses étendues de l'Afrique centrale. L'Angleterre avait bien imposé en 1873 au sultan de Zanzibar un traité interdisant l'exportation des esclaves. Elle exerçait sur mer une difficile répression, mais sans pouvoir agir sur le continent. Là, le trafic grossissait. Lavigerie se décida alors, avec toute son autorité de cardinal et l'appui du pape, à lancer en Europe une vaste campagne pour alerter l'opinion sur de tels ravages. C'était en 1888. Il ne fut pas le premier à lancer un tel cri d'alarme, et l'on trouve parmi ses prédécesseurs des noms célèbres, ceux de Barth, Livingstone, Schweinfurth, Cameron. Mais sa voix connut un retentissement inégalé. Elle se fit entendre au cours de grandes conférences prononcées dans des capitales européennes, Paris, Londres, Bruxelles, Rome, et dans un certain nombre d'autres villes importantes. A part l'Angleterre, sensibilisée depuis longtemps sur ce problème, ce fut une découverte. Il fallait donc agir, mais comment?

L'idée fondamentale de Lavigerie était celle-ci: susciter un mouvement d'opinion assez fort pour amener les gouvernements à prendre des mesures humanitaires auxquels ils se décident rarement par eux-mêmes quand aucun intérêt politique n'est en jeu. Ils ne disposaient cependant de moyens d'action contre les traitants que sur les côtes d'Afrique. L'intérieur ne pouvait être atteint que par des entreprises privées. La première formule envisagée par le cardinal fut donc d'en appeler aux "jeunes gens chrétiens d'Europe" pour former une association de type religieux qui multiplierait en Afrique centrale l'œuvre réalisée par Joubert à Mpala.


Frères Armés du Sahara

Un organisme de ce genre, supra-national, aurait eu l'avantage de démarquer son action des rivalités coloniales qui atteignaient alors leur plus grande intensité. Mais on ne peut échapper au contexte existant. Les établissements prévus devaient posséder des armes pour assurer leur défense et celles des populations environnantes. Or l'évidence s'imposa bientôt: dans le processus en cours du partage de l'Afrique, les Puissances coloniales n'admettraient jamais sur les territoires convoités, même en dehors de possession effective, la présence de tels groupes échappant à leur contrôle direct. Il fallut vite renoncer à l'association d'abord prévue, et. Lavigerie se résigna à fragmenter le mouvement anti-esclavagiste en sociétés nationales. Leur but consistait à maintenir l'opinion en alerte et recueillir des fonds pour soutenir ceux qui s'occupaient d'esclaves libérés. Deux d'entre elles, belge et française, allèrent plus loin dans le sens primitivement envisagé. La première organisa l'envoi de petites expéditions armées sur le lac Tanganyika. La seconde s'occupa d'une association dite des "Frères armés du Sahara", créée dans le but de fonder dans le désert des centres de refuge et d'y promouvoir un développement agricole.

De telles initiatives se trouvèrent nécessairement mêlées aux conquêtes coloniales alors en cours, et elles n'aboutirent pas. On ne peut ici en décrire toutes les péripéties et les efforts déployés par Lavigerie pour sauvegarder l'esprit du mouvement qu'il avait lancé. Retenons seulement un point capital. C'est en réfléchissant sur la force du mouvement d'opinion soulevé en Europe par le cardinal que les responsables du Foreign Office, à Londres, entamèrent un processus qui devait aboutir à la réunion de la conférence internationale de Bruxelles. Celle-ci dura de novembre 1889 à juillet 1890, et les Puissances représentées prirent des mesures effectives communes pour la répression de le traite des esclaves.

Le passage de la servitude à la véritable liberté ne peut cependant s'obtenir par ces seules mesures. Il exige une longue évolution. Du moins faut-il la déclencher, et Lavigerie fut l'un de ceux qui y travaillèrent le plus activement.

Discours à l'Eglise du Gésu de Rome 28 décembre 1888

Les lois de la nature ne regardent pas seulement les chrétiens, elles intéressent tous les hommes. Voilà pourquoi Je fais appel à tous, sans distinction de nationalités, ni de partis, ni de confessions religieuses. je ne m'adresse pas seulement à la fo', je m'adresse à la raison, à la justice, au respect, à l'amour de la liberté, ce bien suprème de l'homme, comme l'a dit encore Notre Pontife. Sans doute, Je plaide aujourd'hui cette cause dans un temple et devant des autels, mais je suis prêt à la plaider partout. je l'ai plaidée dans Princess Hall, devant les protestants d'Angleterre, dans les salons, devant les philosophes, devant les impies, et toujours j'ai trouvé dans les cœurs l'écho de ce sentiment que traduisait le poète antique :

Homo sum et nihil humani a me alienum puto.

Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger C'est un cri qui est parti de Rome, et qui, lui aussi, a son écho dans tout l'univers. Je suis homme, l'injustice envers d'autres hommes révolte mon cœur. Je suis homme, l'oppression indigne ma nature. Je suis homme, les cruautés contre un si grand nombre de mes semblables ne m'inspirent que de l'horreur. Je suis homme, et ce que je voudrais que l'on fit pour me rendre la liberté, l'honneur, les liens sacrés de la famille, Je peux le faire pour rendre aux fils de cette race infortunée, la famille, l'honneur et la liberté.

 
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