Georges Jeanney a 100 ans

Jean Fisset,  prédicateurNous pouvons être fiers
de notre Société
au cœur de l’islam

Le 22 juin 2006, la communauté de Bry-sur-Marne fêtait les cent ans de Georges Jeanney. Mgr Labille, évêque de Cré teil, présidait la cérémonie, entouré par Georges, Louis Vernhet, les confrères de Bry, ceux venus de la région parisienne, les parents et amis. Jean Fisset, ancien provincial d’Algérie, prononça une homélie, hommage à Georges, mais aussi réflexion sur la présence des Pères Blancs en milieu musulman. Nous vous redonnons cette parole forte.

Comment rendrais-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ?... J’élèverai la coupe du salut en invoquant le nom du Seigneur. Cette parole du psaume dit bien ce qui nous rassemble ici, en ce jour, Pasteur du diocèse, frères, sœurs et amis, autour de Georges Jeanney, notre centenaire.

Des années de présence commune en Algérie me valent aujourd’hui, Georges, de prendre la parole pour te dire la joie que nous éprouvons tous à célébrer avec toi ce mémorable anniversaire et à rendre grâce pour tout ce que ta longue vie a comporté de grâces, pour toi et pour tant d’autres autour de toi, spécialement en Afrique. Tu as été le témoin fidèle du Seigneur qui t’a aimé et choisi de toute éternité pour être le messager de la Bonne Nouvelle parmi les nations.

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Eucharistie introduite par André Douillard, Supérieur de la maison (à gauche), présidée par Mgr Labille, évêque de Créteil, et à la fin de laquelle le Provincial a remis à Georges les vœux du Supérieur Général et la bénédiction de Benoît XVI.

Après tous les jubilés d’usage, tu boucles aujourd’hui le siècle de ton existence.
Dans la mentalité patriarcale de l’Ancien Testament, connaître sa descendance jusqu’à la quatrième génération était une manifestation insigne de la bénédiction de Dieu. Si la paternité spirituelle n’est pas chiffrable selon ce critère dans le Nouveau Testament, il n’en demeure pas moins que tu as vu quatre générations se succéder autour de toi.

Ton record de longévité a rarement été atteint dans la Société. Quoi qu’il en soit, tu en remportes incontestablement la coupe avec brio par un dernier chelem qui relève de l’exploit. Résister comme tu l’as fait au froid hivernal dans le jardin, à même le sol et sans protection, durant cinq heures, démontre à l’évidence la résistance physique et la robustesse dont le Seigneur t’a gratifié et dont tu as toujours fait preuve. Peut-être est-ce aussi le résultat d’une ascèse et d’une activité physique qui ont caractérisé ta personne et ton style de vie.

C’est vers les années 60 que nous nous sommes connus, à la maison régionale d’Alger où je résidais moi-même. Aussi je sais, pour en avoir maintes fois parlé avec toi, tout l’attachement que tu as gardé pour la Kabylie où tu as commencé ta vie apostolique.

Famille du Père Georges


P. Maurier aux orgues


Enseignement et action sanitaire
Tu t’y es investi principalement dans l’enseignement et l’action sanitaire durant les quelque vingt-cinq premières années, à Bou-Nouh, Taguemont-Azouz, Ouaghzen, Beni Yenni et Tizi-Ouzou… La seconde guerre mondiale est venue clore cette période. Tu fus alors mobilisé à deux reprises.

C’est dans cette contrée du Maghreb, au cœur d’une société islamisée, que tu fus envoyé après ton ordination, en 1931. Perspective bien aride et décapante pour toi, qui étais entré chez les Pères Blancs pensant pouvoir baptiser et exercer ton ministère au milieu de communautés chrétiennes autochtones d’Afrique subsaharienne ! C’est dans l’obéissance que tu es parti pour cette région, comme l’ont fait trois autres après toi, qui s’appelaient : Charles Deckers, Alain Dieulangard et Jean Chevillard.

Les supérieurs n’étaient certes pas des centurions romains ; il n’empêche qu’en considérant la discontinuité de tes affectations et de tes activités, parfois même en cours de route, on pense à la parole de l’Évangile : Je dis à mon serviteur : “Viens” et il vient… “Fais ceci” et il le fait. Chaque fois, tu as accepté avec une disponibilité sans réserve… Avait-on d’ailleurs le droit d’en faire, des réserves, à l’époque où le perinde ac cadaver de St Ignace était le principe de base de la vie du Missionnaire d’Afrique ?

avec le P. Provincial
avec les algériens


Il est vrai que tu avais connu durant ton enfance des conditions de vie marquées par l’épreuve, et acquis peut-être une disposition naturelle à faire face à toutes les situations. Obéissance religieuse, tempérament… les deux conjugués, sans doute, tu as volontiers donné l’impression d’un certain flegme, jouant même la désinvolture, confiant dans ton étoile et prêt à défier les situations les plus diverses, parfois hasardeuses. Entreprenant, voire expéditif, tu as le don – pourquoi pas ? - de simplifier les problèmes. C’est du moins le sentiment que tu donnes, lorsque tu demandes parfois, avec l’esquisse d’un sourire et une pointe d’ironie : Pourquoi compliquer les choses quand on peut les faire simples ? C’est peut-être ce qui t’a évité, en bien des cas, le stress qui en aurait désarmé bien d’autres.

Après un court intermède encore en Kabylie, notamment à Tizi-Ouzou, la fin de la guerre te ramène en France. Là encore, de 1951 à 1959, diverses activités te sont confiées sans rapport avec ton orientation première. Épreuve de détachement, sans doute : tu es toujours prêt et disponible.
C’est en 1959 qu’il te sera donné de retourner en Algérie. C’était en pleine guerre d’indépendance. On se battait en Kabylie et jusque dans les rues d’Alger. Durant un an, tu es resté à la résidence régionale, en plein quartier populaire (où est né Albert Camus), pour assurer, entre autres choses, le bon fonctionnement et la coordination des divers Centres de Formation Professionnelle de la Région.

Directeur d’un collège musulman
Puis, tu es nommé à la communauté de N-D d’Afrique pour le service de la basilique, et plus particulièrement chargé d’une petite école paroissiale. C’est là qu’un jour, en 1960, le Cardinal Duval te propose de prendre en main un projet, celui de transformer en collège, pour la jeunesse musulmane du quartier, les locaux de l’ancien petit séminaire de Saint Eugène devenu vacant.

Le cardinal était, lui aussi, entreprenant, mais ne pouvait pas toujours mesurer les implications concrètes de ses projets. Alors, il avait trouvé son homme, et toi, enfin, l’occasion de donner toute ta mesure en prenant les choses à bras-le-corps. Il fallait transformer et réaménager les bâtiments vétustes, suivre les travaux, trouver des entrepreneurs, des enseignants, gérer le personnel et les salaires, suivre les études, etc. Tout cela t’a amené finalement à résider dans les bâtiments mêmes du collège, qui compta en peu de temps plusieurs centaines d’élèves, probablement plus près de mille que de cinq cents. On se bousculait pour les inscriptions.

En 1976, l’enseignement privé est nationalisé et toutes nos structures scolaires, de santé, de promotion professionnelle, passent entre les mains de l’État.

Convives
regardant la plaquette
prière gestuée


Retour en France
C’est ce qui t’amena à revenir en France, toujours disponible pour de multiples services, notamment d’économat, à Pau, à Mours, à la rue du Printemps, puis à la maison provinciale, avec un intermède de quatre années en paroisse à Narbonne. Depuis 1991, tu es installé dans cette résidence de Bry-sur-Marne, où tu n’as pas manqué de t’investir et de servir jusqu’à la limite de tes forces. Tu viens d’en faire la démonstration risquée.

J’en ai peut-être trop dit, mais je crois, en même temps, pas assez, car la chronologie et la matérialité des événements ne rendent pas compte - tant s’en faut - des réalités du Royaume de Dieu, et c’est bien l’essentiel, pour un ministre de l’Évangile.

Le Royaume de Dieu dans un pays d’islam est un défi pour l’Église. En effet - dissipons les complaisances et les faux-semblants - l’islam, qui se veut le dernier mot de la révélation, contredit et conteste ce qui constitue le cœur de la foi chrétienne, à savoir la personne même de Jésus, de telle sorte que, au niveau des convictions, c’est l’affrontement non pas des personnes bien sûr, mais des dogmes, chacun se prévalant de sa Parole de Dieu, et dans la plus totale sincérité de part et d’autre, notamment chez les gens simples. C’est ce qui a inspiré les directives rigoureuses imposées par notre fondateur aux premiers missionnaires envoyés pour manifester le rayonnement de l’Évangile au sein de la société musulmane, et pas nécessairement pour convertir ou baptiser, comme on l’a longtemps compris et enseigné dans l’Église avant Vatican II, et peut-être encore maintenant dans certains milieux chrétiens. Bref, l’islam rejette vigoureusement le prosélytisme, considéré comme une agression contre sa communauté.

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Repas festif : Georges y reçoit la médaille de Bry offerte par le maire (en haut à gauche). Brouette de fleurs pour le jardinier centenaire.

La meilleure religion,
c’est celle qui te rend meilleur

Mais, en même temps, on est en droit de penser qu’il contribue à mettre en garde l’Église contre le risque que l’on a appelé le piège du religieux, c’est-à-dire cette tentation de confessionnaliser, si je puis dire, la relation. Ce n’est pas l’exemple que Jésus a donné. Nous avons par ailleurs, au-delà des dogmes, tant de choses à nous dire ou à faire ensemble pour un avenir meilleur (slogan officiel de l’Algérie). Les croyants particulièrement ne peuvent qu’y gagner, en fidélité à leur conscience, suivant la sagesse du Dalaï-lama : « La meilleure religion, c’est celle qui te rend meilleur. »

On a remis en lumière aujourd’hui le rôle de l’Esprit Saint dans la mission de l’Église, permettant de dissiper les tourments des anciens qui ne rêvaient de mission que pour baptiser, et se culpabilisaient de ne pouvoir le faire, nourrissant leur zèle de la seule finale des évangiles de Matthieu et de Marc : Allez, enseignez et baptisez.

Le cardinal Martini a fait remarquer que la tentation a toujours existé de réduire le mystère de la foi à une doctrine. St Jacques ne disait-il pas : Même les démons connaissent le mystère de Dieu? L’action mystérieuse de l’Esprit Saint n’est pas liée nécessairement aux critères religieux. Jésus lui-même l’affirme avec force. Et la liturgie, après l’Écriture, nous rappelle que l’Esprit de Dieu habite les cœurs droits et sincères et inspire à chaque personne de grandir dans la justice, l’amour gratuit, la fraternité et la paix, qui en sont les fruits. Il revient précisément à l’Église de contribuer à faire grandir dans les personnes et dans les sociétés ces semences du Verbe, suivant l’éclairante expression des premiers Pères de l’Église.

Georges ! N’est-ce pas ce que nous avons essayé de faire, avec patience et désintéressement, et pas toujours bien compris, durant des générations ? En cela, le Cardinal Lavigerie et, dans son sillage, le Père Marchal, comme nombre de leurs émules, ont été des précurseurs de l’aggiornamento conciliaire. Et je crois que nous pouvons être fiers de cette longue histoire de la présence de l’Église, et particulièrement de notre Société, au cœur de l’islam. Faisons donc en sorte qu’elle se prolonge dans l’évolution du monde en quête de valeurs et de sens, au-delà de ce que les médias en rapportent, trop souvent, selon des schémas réducteurs.

Peut-être me suis-je trop étendu encore dans des considérations, disons, missiologiques. Il le fallait, m’a-t-il semblé, pour éclairer le long parcours apostolique de celui que bon nombre d’amis algériens ont connu comme le Père Jeanney.

Georges ! Notre réunion festive de ce jour, aurait pris une bien plus large dimension, j’en suis certain, si elle avait pu se dérouler quelque part à Alger, au milieu de ceux qui gardent encore le souvenir de l’école Saint Augustin, ou du « Petit séminaire » de Saint Eugène - c’est ainsi qu’on l’appelait jusqu’à ces derniers temps - alors qu’il ne recevait plus que de jeunes musulmans.

Je crois pouvoir dire combien les anciens élèves de nos établissements en Algérie ont gardé un attachement envers ceux et celles qui les ont formés. Il reste dans leur cœur aujourd’hui encore, une nostalgie chargée de reconnaissance, voire de regret, pour ce qu’ils ont ainsi reçu particulièrement de religieux, de religieuses qui ont partagé de près et durant de longues années leur existence, avec ses joies, ses aléas et, plus que tout, ses drames, jusqu’au sacrifice de leur vie en témoignage d’amour et d’alliance avec le peuple algérien.

Oui, très nombreux sont ceux et celles qui n’hésitent pas à affirmer – y compris de hauts fonctionnaires de l’État – que ce qu’ils sont devenus, c’est à des hommes de Dieu, disciples de Jésus, qu’ils le doivent. Tu en as suivi personnellement plus d’un.

Enfin, pour donner tout son sens à ton long et généreux investissement apostolique, j’aime évoquer ce moment discrètement mystique où un trappiste de Tibhirine confiait, un jour, à l’un des collaborateurs musulmans du monastère, que sa communauté, au milieu des troubles du pays, se sentait comme l’oiseau sur la branche. A quoi cet ami répondit : « Non, Père, car les oiseaux c’est nous… et c’est vous la branche ». Belle illustration de la parabole évangélique de la petite semence qui est devenue un grand arbre, dans lequel les oiseaux viennent trouver refuge !

N’as-tu pas été toi-même un semeur de telles graines ? Et n’est-il pas vrai que l’arbre aux oiseaux est devenu également la parabole de l’Église au sein de la société algérienne ?
Celle-ci garde légitimement sa personnalité, mais je n’hésite pas à dire, d’après de très nom-breux témoignages, qu’elle a adopté l’Église comme faisant partie de son patrimoine historique. Elle lui demande, maintenant et surtout, de rester, de ne pas l’abandonner, de lui envoyer de nouveaux témoins prêts à authentifier le message de Jésus par le sacrifice de leur vie.

L’Église en Algérie
est devenue l’Église d’Algérie

L’Église en Algérie, au dire même du chef de l’État actuel, est bien devenue l’Église d’Algérie. Le Cardinal Duval l’avait clairement signifié au lendemain de l’indépendance : L’Église en Algérie a choisi d’être, non pas étrangère, mais algérienne. Une jeune algérienne musulmane l’exprimait aussi récemment à sa façon : Je pense que c’est Dieu qui veut la présence de l’Église en notre terre d’islam… Vous êtes une bouture sur l’arbre de l’Algérie qui, si Dieu le veut, s’épanouira vers la lumière de Dieu. Une parabole sur ses lèvres, à la manière du rabbi nazaréen, pour évoquer, au-delà des mots, le mystère du Royaume de Dieu.

Alors oui, Georges ! Nous rendons grâce aujourd’hui pour ta large et généreuse participation personnelle à cette œuvre d’amour désintéressé mais fécond qui nous confirme dans la conviction que seul l’amour évangélise, car seul l’amour est divin.

Et si je peux suggérer un vœu pour terminer, c’est sur le mode de l’humour, non pas le mien, mais celui du Cardinal Duval. À ceux et celles qui étaient venus fêter ses 90 ans et qui lui souhaitaient de boucler le centenaire, il répondit : Mais pourquoi donc voulez vous mettre une limite aux dons de Dieu ?…

Que le Seigneur, Georges, écoute aujourd’hui ta prière, celle du psalmiste, que tu as toi-même choisie : Malgré ma vieillesse et mes cheveux blancs, ne m’abandonne pas, mon Dieu ! Que je puisse encore proclamer tes merveilles à cette génération, ta vaillance à tous ceux qui viendront.

Jean Fisset

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