Voix d'Afrique N°84.

SOCIETE
FLEURS D’AFRIQUE

Qui de nous n’a jamais admiré, chez un fleuriste, ces magnifiques roses multicolores et, relativement, bon marché ? Qui de nous ne s’est laissé tenté d’en prendre pour une Fête des mères, une saint Valentin, ou pour rendre visite à un malade ? Nous montrons souvent nos sentiments avec des fleurs, mais sommes-nous sûrs qu’elles ne portent pas « beaucoup d’épines »?

Pour produire des roses en toute saison, il faut de grandes serres. Elles sont nombreuses en Hollande. Mais, depuis quelques années, les pays du Sud sont devenus, eux aussi, producteurs : Kenya, Éthiopie, pour ne parler que de l’Afrique, sont parmi les principaux producteurs mondiaux de la reine des fleurs. Les conditions climatiques y sont favorables et cette culture représente une source essentielle de devises.

Mais il y a l’envers du décor : dans ces pays, le droit du travail et les règlements environnementaux sont souvent des notions inconnues. La floriculture est un secteur économique en plein essor, dont la mondialisation s’est emparé.

Chaque matin, dès six heures, à Aalsmeer, aux Pays-Bas, 12 000 fournisseurs et 3 000 acheteurs négocient, en trois heures, la vente de quelque 20 millions de fleurs hollandaises, mais aussi équatoriennes, françaises, israéliennes ou kényanes. Véritable plaque tournante du négoce européen, Aalsmeer réalise 84 % des exportations mondiales de fleurs pour un chiffre d’affaires annuel de 4 milliards d’euros.
Les Français dépensent chaque année 33 euros pour les fleurs coupées, loin der-rière les Suisses (83  ), les Norvégiens (59  ) ou les Néerlandais (53  ).

Alors que penser et que faire au sujet de ces fleurs qui ne sentent pas aussi bon qu’on veut bien le dire ?

Les roses « aiment » les pays du Sud !
Ces pays bénéficient de conditions naturelles idéales : luminosité parfaite (le soleil y brille 12 heures par jour durant toute l’année) ; leur climat rend souvent inutile l’usage des serres. Bien sûr, il y a le transport des fleurs qui ne voyagent qu’en avion. Mais le coût est largement compensé par des salaires bien inférieurs à ceux pratiqués dans les pays du Nord. Prenons le Kenya : premier exportateur de fleurs coupées vers l’Europe, il a gagné, avec ce commerce, 675 millions de dollars en 2007. Une véritable manne qui fait travailler 30 000 ouvriers agricoles, qui font vivre des centaines de milliers de Kényans ! Ainsi, l’horticulture est devenue, au Kenya, la deuxième source de revenus, juste après le thé.

85% des fleurs importées voyagent par avion : un transport qui génère des émissions de gaz carbonique importantes. Malgré cela, le bilan énergétique d’une rose cultivée au Kenya (avec transport par avion) reste inférieur de moitié à celui d’une rose issue d’une serre hollandaise chauffée et éclairée 24 heures sur 24. Il n’en reste pas moins qu’un bouquet de 25 roses équivaut à une promenade de 20 kilomètres en voiture !

Une culture exigeante...
Chaque année, le Kenya exporte quelque 88 millions de tonnes de fleurs vers le vieux continent. Un bouquet de fleurs en provenance du Kenya peut se vendre de 35 à 120 dollars sur internet. Pourtant l’activité florale n’a été créée au Kenya qu’en 1972. En 2007, la culture florale représentait 45% de ses exportations horticoles. Les conditions climatiques sont excellentes. On trouve là-bas d’immenses fermes spécialisées dans la floriculture. Certaines d’entre elles s’étendent sur des centaines d’hectares et emploient plus de 10 000 travailleurs. Pour produire des fleurs de qualité parfaite, les produits les plus performants sont utilisés pour lutter contre les parasites et les maladies. Les techniques les plus modernes sont mises en œuvre pour, ensuite, les acheminer en quarante-huit heures à plusieurs milliers de kilomètres, et ce en maintenant en permanence la chaîne du froid et un taux d‘humidité adéquat, deux conditions indispensables à leur bonne tenue.

On reconnait facilement les exploitations à leurs serres en polyéthylène : les rosiers tout juste greffés sont fragiles et doivent être protégés des aléas du climat. Une forte pluie, le vent ou la lumière directe du soleil peuvent les endommager sérieusement. Pour maintenir une température constante, il faut favoriser l’arrivée d’air frais et l’expulsion de l’air chaud. Les serres abritent des rangées de jeunes rosiers à différents stades de croissance.

Les rosiers ne se développent pas dans de la terre ordinaire, mais sur de la roche volcanique disposée sur des feuilles de po-lyéthylène. L’arrosage est assuré par un système d’irrigation au goutte à goutte. Malgré tous les soins spécialisés dont elle est l’objet, la rose est sensible à un grand nombre de maladies. Non traitées, ces maladies peuvent nuire à la qualité de la fleur. Avec le temps, on voit poindre des couleurs vives : c’est l’heure de la cueillette. Les roses sont coupées avec précaution à l’état de boutons serrés. Cueillies à ce stade, les fleurs coupées vivent plus longtemps et gardent mieux leur couleur. Il est capital de couper les roses le matin ou en fin d’après-midi, lorsque le taux d’humidité est fort et le flétrissement plus lent. Elles sont alors mises en chambre de pré-réfrigération. Cela aussi contribue à prolonger leur fraîcheur.

Puis vient une autre étape essentielle : le triage. Il faut séparer les fleurs selon leur taille et leur couleur et les conditionner en fonction des exigences du client. Les voilà prêtes pour la commercialisation. On les emmène vers l’aéroport principal, à Nairobi, d’où elles seront exportées en Europe, à des milliers de kilomètres. Du fait de leur extrême fragilité, elles doivent avoir atteint leur point de vente, local ou international, dans les 24 heures suivant la cueillette.

Problèmes sociaux importants
Si les fleurs sont bichonnées, il en va tout autrement des salariés. Les employés de ces fermes sont le plus souvent des femmes qui n’ont pas d’autre possibilité de travail. Embauchées comme salariées temporaires, elles peuvent être renvoyées à tout moment. Elles ne touchent généralement guère plus d’un euro par jour. Aux périodes de pointe pour la vente (Fête des Mères ou de la Saint-Valentin), les heures supplémentaires ne se comptent plus.

Durant la culture des fleurs, l’environnement est pollué par les engrais synthétiques et surtout les pesticides utilisés, qui nuisent gravement à la santé des travailleurs. Ces pesticides sont bien souvent plus puissants et plus toxiques que ceux utilisés en Europe - certains sont même interdits au Nord-. Beaucoup d’entre eux sont des substances cancérigènes avérées. Ces produits sont pulvérisés deux fois par semaine. Une demi-heure après le traitement, tout le monde est prié de reprendre le travail... et il n’y a pas toujours de quoi se protéger (manque de gants, chaussures fermées, vêtements de travail, etc.). Beaucoup de travailleurs souffrent de façon chronique de maux de tête, problèmes de peau, vision brouillée, pertes d’équilibre, insomnies, nausées, troubles de mémoire, dépression... ou sont confrontés, à plus long terme, au cancer ou à des maladies respiratoires, cardiovasculaires ou nerveuses.
La culture à ciel ouvert (plutôt qu’en serre non chauffée) favorise la propagation des maladies (ce qui incite à traiter plus), ainsi que la dispersion de la pollution.

Environnement menacé
Des serres immenses pour les jeunes rosiersIl va de soi que ces méthodes de production présentent des risques importants pour l’environnement, l’eau et les sols. Pour cultiver des fleurs à si grande échelle, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Seule solution, puiser dans les nappes phréatiques. Au Kenya, l’essentiel de l’industrie horticole est concentré dans la région du lac Naivasha, l’un des rares à renfermer de l’eau douce. Il est donc fortement menacé par cette activité, tout comme la faune environnante. En effet, les eaux résiduelles, peu ou pas traitées, y sont directement reversées. Les pesticides et les engrais se retrouvent dans le lac qui a été, pendant des années, un haut lieu touristique. Première conséquence : une multiplication des algues et l’apparition de la jacinthe d’eau, une véritable peste dans plusieurs lacs d’Afrique.

De plus, le dérèglement climatique vient ajouter à la mise en danger de la faune : le niveau de l’eau étant désormais très fluctuant, différentes espèces d’oiseaux sont en train de disparaître et les poissons ne survivent pas. Le tilapia, poisson pêché depuis toujours dans la région, a complètement disparu.

Les eaux du lac diminuent rapidement, alors que la consommation en eau pour l’irrigation dans les fermes ne cesse d’augmenter. La source du lac, située dans les collines avoisinantes, ne suffit plus à régénérer le lac et la région connaît des saisons où les pluies sont de moins en moins abondantes.

Le lac, ressource publique, est entouré à 90 % de propriétaires privés. Et le conseil municipal n’a pas les moyens de défendre l’intérêt de ses citoyens face aux investisseurs étrangers. Ceux-ci ont bien conscience de la détérioration du lac, mais ils continuent à l’exploiter sans ménagement. Le conseil municipal déplore en vain le manque de coopération des sociétés étrangères et de leurs propriétaires. Certes, elles créent de nombreux emplois dans la région, mais la communauté profite très peu de l’investissement étranger. Les fermes ne payent pratiquement aucune taxe municipale et doivent plus de 70 millions de shillings en droits territoriaux.

Il faut cependant signaler un certain changement d’attitude des producteurs et exportateurs. Ils ont créé, en 1966, le “Kenya Flower Council” et se sont dotés d’un code de conduite qui vient d’être amendé afin d’atteindre des niveaux équivalant aux normes européennes, (conditions de travail, utilisation des pesticides).
L’organisation, qui représente 65% des exportations, vérifie les pratiques des producteurs deux fois par an. Il est prévu, entre autres, de verser des salaires supérieurs au minimum fixé par le gouvernement kenyan, mais ce minimum n’est que de... 22 euros par mois !

Un concurrent : l’Éthiopie
Dans la recherche d’une main-d’œuvre moins chère et plus rentable, le Kenya est depuis peu concurrencé par l’Éthiopie, aux coûts de production inférieurs de 15% et qui peut accéder au marché européen sans droits de douane, en tant que « pays en développement moins avancé » (PMA). Les conditions de travail y sont très dures, alors que les techniques sont des plus élaborées : aération et arrosage automatisés, gérés par ordinateur en fonction des conditions climatiques...

L’Europe, l’Inde et les Émirats arabes unis en demandent toujours plus. Depuis plusieurs mois, la fleur éthiopienne a la cote, et n’en finit pas de s’exporter. En un an, les revenus tirés des exportations de fleurs ont augmenté de 500 %, faisant de l’Éthiopie le deuxième pays exportateur de fleurs coupées du continent, juste derrière le Kenya. En cinq ans, le pays a accompli la moitié de ce que le Kenya avait fait en 30 ans.

Les demandes d’autorisation d’exploitation viennent de partout, même d’Israël. Addis-Abeba multiplie les mesures pour attirer les investisseurs étrangers : prix du terrain très bas, prêts bancaires à des taux avantageux, exemption des droits de douane pour l’importation du matériel et accès à l’eau presque gratuit.

Aujourd’hui, le pays compte près de 70 exploitations horticoles, dont plus de la moitié sont détenues par des entreprises étrangères. Quelque 1 700 hectares de terres sont consacrés à la culture de roses, d’œillets et autres variétés particulièrement prisées par les Européens et… les Asiatiques. L’exportation de fleurs pourrait rapporter 140 millions de dollars à l’Éthiopie cette année 2009...

Que faire ?
Les pays développés, principaux acheteurs des fleurs des pays du Sud, sont, peu à peu, en train de prendre la mesure des excès. Les soucis d’écologie et de commerce équitable qui touchent les mentalités européennes devrait aider le Kenya et l’Éthiopie à se mettre aux normes. Les consommateurs sont aujourd’hui à même de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils protègent et encadrent mieux leurs travailleurs et leurs productions. Mais, pour nous, que faire ? Quelles fleurs acheter ? Aussi abominables que soient les conditions de travail, la culture des fleurs permet à ces travailleurs d’avoir un travail payé. Un boycott n’est donc peut-être pas la voie la plus indiquée pour faire changer les choses.

On peut demander des fleurs de saison, cultivées localement, ou prendre des fleurs issues du « commerce équitable », qui offre une rémunération plus juste et des conditions de travail correctes aux travailleurs. Malheureusement, on ne les trouve que rarement.
De plus, comme, en principe, les fleurs ne se mangent pas, il n’existe aucune obligation d’indiquer la provenance ou la date limite de vente. Si, chez certains distributeurs, l’étiquetage informe de l’origine du bouquet, il n’en va pas de même pour les petits commerçants, qui ne savent pas toujours d’où viennent leurs produits. « Par exemple, une rose cultivée au Kenya et achetée par un exportateur hollandais à la bourse de Aalsmer passera la douane suisse avec un passeport batave. Bref, difficile d’offrir un bouquet en gardant la conscience pure comme le lys ! »

Voix d’Afrique
d’après des sources variées


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