Voix d'Afrique N°62.....

CHEMINS DE VIE AU MAGHREB

Jean Fisset est originaire de Normandie;
troisième de sept enfants, son père était notaire à Lyons-la-Forêt, dans l'Eure.
Aujourd'hui il réside à Maisons-Alfort en "immigré" après plus d'un demi-siècle vécu en Algérie. Il porte un regard sur ces années.

Elle parut étrange à mon entourage l'idée qui avait mûri dans mon esprit durant les dernières années de mes études secondaires en 1940-1941 et qui était d'aller vivre ma foi au delà du milieu chrétien dans lequel j'avais baigné et grandi.

Dans le sillage de Charles de Foucauld

La personnalité du Père de Foucauld ne fut pas étrangère à cette orientation. Sa biographie, écrite par René Bazin, orienta mon esprit vers l'Afrique du Nord. L'influence de la Jeunesse Etudiante Chrétienne à laquelle j'ai appartenu durant deux années y ajouta la dimension proprement spirituelle d'un appel de Dieu.


El Golea: Eglise St Joseph et Tombe de Charles de Foucauld

C'est vrai, sans que je puisse expliquer pourquoi, j'éprouvais le désir d'un horizon plus large, plus précisément, celui d'un milieu de vie musulman.
De l'islam, je ne connaissais encore que peu de choses; mais bien des aspects de sa vie religieuse suscitaient mon admiration. L'attrait qu'il éveilla en moi avec une part de rêve m'orienta vers la Société des Missionnaires d'Afrique dite des "Pères Blancs", car je savais qu'elle était née de la rencontre de l'Eglise avec l'islam du Maghreb, à preuve l'habit religieux qui les caractérisait.

Que les "païens" deviennent une offrande agréable à Dieu"

Après coup, j'ai découvert chez Saint Paul dans sa lettre aux Romains (15,16) la formulation qui exprime ce que je percevais alors confusément. Il définit sa vocation en se présentant comme "Apôtre…serviteur de l'Evangile pour que les "païens", sanctifiés par l'Esprit Saint, deviennent une offrande agréable à Dieu". Si c'était vrai pour les "païens" de son époque, ce devait être plus vrai pour les croyants de l'islam, aujourd'hui encore. J'avais comme le sentiment qu'il y avait un chemin à parcourir ensemble, avec eux.

A Maisons-AlfortCette option intérieure m'incita à apprendre la langue arabe dès avant mon entrée au noviciat à Tournus en 1943. J'éprouvais un désir grandissant d'en connaître les secrets pour être à même de découvrir de l'intérieur le monde culturel qu'elle incarne. Cela se confirma par la suite en constatant sur le terrain, lors de mon scolasticat à Thibar en Tunisie, à quel point elle donne accès à la sensibilité profonde de ceux qui la parlent, spécialement en milieu populaire. "Celui qui apprend la langue des gens devient l'un d'entre eux", selon un dicton arabe.
Divers signes me donnaient à penser que j'étais bien dans la voie que le Seigneur me traçait. Le dernier fut évidemment ma nomination en Algérie au lendemain de mon ordination sacerdotale en 1948. Mon rêve devenait réalité. Parmi les aspects les plus marquants de mon parcours, je retiens:

 

Aux confins du désert


En premier lieu, ce furent neuf années au Sahara qui restent parmi les plus belles de ma vie. Pour commencer c'était dans une région de grand nomadisme sur des Hauts Plateaux. J'ai beaucoup appris en partageant l'existence quotidienne de ces gens dont le style de vie a grandement marqué la langue arabe et l'islam lui-même à ses débuts. J'y ai découvert aussi la qualité des relations humaines qui caractérise les populations des oasis et des villes dans l'environnement des grands espaces.


Alger

J'y fus appelé en 1957 pour exercer, dix années durant la fonction de "régional" pour l'Algérie du Nord, principalement la Kabylie. Cette charge était liée, à l'époque, à celle de vicaire général du diocèse d'Alger. J'ai exercé cette dernière fonction jusqu'en 1972. Ce fut une longue collaboration de plus de quinze ans avec le Cardinal Duval qui voulut bien m'honorer de sa confiance et de son amitié jusqu'à la fin de sa vie en 1996.
Cette période me permit de découvrir les hautes vertus, la lucidité et la sagesse pastorales de cet homme providentiel qui sut, durant une période particulièrement difficile et avec l'appui du Saint Siège, faire passer l'Eglise, structure officielle du régime colonial, au statut d'Eglise admise et reconnue dans le nouveau cadre de l'Algérie indépendante se réclamant officiellement de l'islam.

En Kabylie

Mosquée de Tizi-OuzouC'est là que se trouvait le plus grand nombre des communautés de Pères Blancs et de Sœurs Blanches. En parcourant systématiquement cette région montagneuse, j'ai été amené à découvrir la richesse spécifique de sa culture orale et de ses arts traditionnels. Occasion en même temps de mesurer la proximité des Pères et des Sœurs avec la population des villages au milieu desquels ils ont résidé durant plus d'un siècle et la confiance dont ils furent crédités, spécialement durant les années troublées et tragiques de la guerre d'indépendance. Cette familiarité avec leur entourage qui s'est développée à travers des activités scolaires ou de promotion sociale mériterait d'en parler plus longuement.

 

 

Mission et culture


Je crois devoir souligner dans ce contexte humain le souci qui poussa Pères Blancs et Sœurs Blanches à mener ensemble un travail remarquable de recherche linguistique et de fixation par écrit de la langue berbère (tamazight) principalement kabyle. A noter que cette langue diffère de l'arabe. Il en est résulté un ensemble de documents sociologiques publiées durant plus de trente ans dans une série de cahiers: Le Fichier d'Etudes Berbères. Ce travail collectif et de longue haleine a eu en outre pour résultat la publication de plusieurs dictionnaires et d'une méthode de l'enseignement du Kabyle.
Cet investissement linguistique et culturel s'est inscrit, me semble-t-il, dans le prolongement de l'illustre dictionnaire touareg du Père de Foucauld, comme aussi dans la ligne que l'investissement des Jésuites pour la culture arabe au Liban.

L'Eglise a pu ainsi manifester un aspect de sa mission que l'on méconnaît parfois, à savoir: l'intérêt qu'elle accorde à la culture et à la sagesse des peuples dont elle s'efforce de partager le destin. "Rien de ce qui est humain ne m'est étranger". Faut-il le souligner? C'est Térence, un poète latin de Carthage, au 2° siècle avant Jésus-Christ, qui a énoncé cette sentence souvent reprise.

A l'Université

Alger la posteEnfin, durant les dix-sept dernières années, il me fut demandé d'enseigner le latin au département d'Archéologie de l'Université d'Alger. Cela peut surprendre, mais on doit savoir que l'Algérie a connu plus de sept siècles de culture latine et qu'elle en garde jusqu'à nos jours de nombreux vestiges et de précieux documents. Dieu merci! Car ce ne fut pas toujours le cas, les autorités du pays ont reconnu comme patrimoine historique de l'Algérie cette période qui fut longtemps dépréciée, voire occultée, croyant par là, mieux exalter l'ère de l'islam.

Ces années furent pour moi particulièrement gratifiantes par les relations d'amitié et de confiance qu'elles me permirent de vivre avec étudiants et professeurs. Parmi les premiers. je souligne en passant la présence d'au moins 50% de filles dont celles qui portaient le voile étaient très minoritaires. Vers les années quatre-vingt, cela me valut de rencontrer à plusieurs reprises et de saluer dans les couloirs un certain "collègue" du nom de Abbassi Madani, un des leaders de la mouvance islamique.

L'Evangile au fil des jours

Au milieu des Algériens et Algériennes dont j'ai partagé l'existence, l'occasion m'a souvent été donnée de vivre des pages d'Evangile et de me découvrir dans une situation analogue à celle du Christ lui-même au milieu du peuple dont il partageait la vie. J'avais autour de moi un peuple de croyants qui intègrent la prière dans leur vie quotidienne et qui savent y découvrir la présence et l'action de Dieu; ils ont maintes fois fait mon admiration, spécialement chez les plus démunis. Comme Jésus, j'ai côtoyé des gens profondément attachés à la Loi, d'une façon trop rigoureuse parfois, mais qui manifestaient en même temps un courage et une abnégation peu ordinaires. Que de fois j'ai admiré l'obole de la veuve, le geste du bon Samaritain, l'abnégation de la mère de famille, la foi recueillie et la prière du croyant, la disponibilité à accueillir l'hôte ou l'ami. la patience sereine, poussée parfois jusqu'à l'héroïsme, le geste gratuit, la confiance et la fidélité de l'ami.. Et je me suis souvent découvert l'objet de multiples gestes spontanés de bienveillance, me rappelant la parole de Jésus: "Quiconque donnera ne serait-ce qu'un verre d'eau à l'un de mes disciples ne restera pas sans récompense".

J'ai connu aussi des "zélotes" empressés à vouloir instaurer dans la vie sociale ce qui représentait à leurs yeux l'idéal de l'islam. Enfin je ne pouvais manquer de rencontrer des docteurs de la Loi (Uléma) comparables aux "Pharisiens" imbus de leur science (religieuse), convaincus de détenir le dernier mot sur tout et croyant honorer Dieu en sacrifiant l'homme à la rigueur de "prescriptions humaines". Mais, pas plus que dans l'Evangile, ils ne devaient être systématiquement assimilés aux "hypocrites" dénoncés par Jésus.

Ce dialogue de la vie partagée, au delà des divergences des professions de foi, n'est-ce pas le Royaume de Dieu qui s'instaure dans la recherche d'une plus sincère fidélité à l' Esprit "qui renouvelle la face de la terre"?
Que dire enfin de ce que l'on appelle communément l'islamisme qui a profondément affecté la vie du pays ? C'est assurément, selon l'analyse d'un penseur musulman moderne, une "maladie" dont les vrais musulmans sont les premiers à souffrir

La rencontre des "frères en humanité"

J'ai aimé ce compagnonnage de vie qui m'a fait découvrir ce que je crois pouvoir appeler la grâce de la rencontre. Monseigneur Teissier, l'archevêque d'Alger, a écrit dernièrement: "Je rends grâce à Dieu d'être mis au service d'une Eglise dont tous les membres font de la rencontre avec l'autre le cœur de leur fidélité à Jésus et à son Evangile". La rencontre du chrétien avec ses "frères en humanité" c'est le mystère de la grâce "prévenante" allant à la rencontre de la grâce "en attente", selon la belle expression du Père Dournes. C'est le dialogue de la vie partagée dans lequel l'amitié a plus d'importance que les paroles et qui permet dans la confiance l'échange de ce que chacun porte en lui de meilleur, donnant autant qu'il reçoit.

La Mission: susciter des frères

A Maisons-Alfort

Mes supérieurs ont estimé en 2001 que mon état de santé nécessitait mon retour en France. Je rends grâce aujourd'hui d'avoir pu partager durant 53 ans la vie et le destin du peuple algérien.. S'il me reste quelque regret c'est bien de n'avoir pas pu y achever ma vie.

Missionnaires d'Afrique,tués en I994 Charles Deckers- Jean Chevillard- Alain  Dieulangard- Christian ChesselMais je ne puis manquer de rendre hommage à la qualité spirituelle de ceux et celles, prêtres, religieuses ou laïcs avec qui j'ai parcouru ce chemin. C'est une grâce d'avoir participé à la vie de l'Eglise d'Algérie. J'ai évoqué plus haut la personne du Cardinal Duval, mais je me suis trouvé également très proche de personnalités comme Mgr Pierre Claverie, Christian de Chergé et ses compagnons et les 11 autres (dont quatre de mes frères Pères Blancs) qui ont donné le témoignage suprême de leur vie pour le peuple algérien. C'est dans leur sillage lumineux que j'ai entendu un Universitaire Algérien faire cette demande: "Que Dieu donne beaucoup de Pierre Claverie à l'Algérie". N'est-ce pas comme en écho le propos du Macédonien que Saint Paul vit en songe, lui disant :"Viens chez nous, nous avons besoin de toi" ? (Act. 16;9)
Comme Jésus, j'ai été bouleversé et je me suis tourné vers le Père en rendant grâce, lors de l'inhumation de mes frères, les quatre victimes de Tizi-Ouzou. Les boutiques fermées au passage du cortège funèbre et la foule silencieuse qui s'y joignit jusqu'au cimetière. Imaginez…Quatre missionnaires chrétiens emmenés en terre par une foule de musulmans. Et plus encore, entrée dans le cimetière, cette foule lançant des youyous et applaudissant comme pour ses propres "martyrs".

Mgr Teissier, devant toute l'assistance, sut trouver les mots qui donnaient tout son sens à cette manifestation en affirmant: "La mission de l'Eglise c'est de découvrir et de susciter des frères". C'est bien, me semble-t-il, ce qu'exprimait ce rassemblement, témoignage de l'amour reconnu et partagé. Ce moment restera le sommet de ma vie missionnaire, un souvenir lumineux jusqu'à la fin de mon existence.

Grâce soit rendue à l'Eglise d'Algérie qui m'a fait découvrir et vivre tant de richesses évangéliques. Et profonde reconnaissance à l'Algérie elle-même pour tous les frères et sœurs de l'islam qu'elle m'a permis de découvrir et de servir dans les rencontres où le Royaume de Dieu s'est fait plus proche en grandissant dans nos cœurs.

Jean Fisset
Missionnaire d'Afrique

Même parmi les Chrétiens, beaucoup méconnaissent l'histoire romaine et chrétienne du Maghreb. On ignore que cette région de l'Empire romain donna à la civilisation universelle des personnalités comme il y en eut peu ailleurs. Le nom de Saint Augustin s'impose comme le plus illustre, lui dont le Cardinal Newman a dit qu'il a formé l'intelligence de l'Europe. Mais il faudrait en citer d'autres comme Apulée, Tertullien ou Cyprien. Sait-on aussi que la première traduction latine des Psaumes et du Nouveau Testament est venue du Maghreb ? Egalement qu'au moment où un Libyen, Septime Sévère, régnait comme empereur, un autre Maghrébin du nom de Victor était à la tête de l'Eglise catholique et c'est lui - détail révélateur - qui substitua l'usage du latin à celui du grec utilisé dans la liturgie romaine. Et il y eut encore par la suite deux autres papes originaires du Maghreb.