Connaître, puis aimer…
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Père Diego Sarrio,
ancien responsable
de la Bibliothèque Diocésaine de Tunis
J’aime
ce que Raymond Panikkar, le philosophe et théologien catholique, né
en 1918 à Barcelone d’une mère catalane et catholique et d’un
père hindou, répondit lorsqu’on l’interrogea sur le fondement
évangélique du dialogue interreligieux. Il disait tout simplement
que connaître l’autre est une exigence vitale pour le chrétien
qui veut vivre le commandement de l’amour universel de Jésus, puisque
« nous n’aimons pas ce que nous ne connaissons pas ». J’aime ces
propos de Panikkar parce que, dans leur simplicité, ils explicitent
une vérité profonde, déjà contenue en quelque
sorte dans les mots de Jésus : « Aimer ceux qui vous aiment,
c’est facile ! »
Le missionnaire
est par vocation celui qui, sous l’impulsion de l’Amour divin, sort de chez-lui
pour aller en terre « inconnue », à la rencontre de l’autre,
avec la mission de l’aimer. Un noble objectif certes, mais qui est plus facile
hélas à dire qu’à mettre en pratique !
Chaque fois que je suis arrivé dans le pays de l’autre, j’ai découvert
qu’en fait il y avait plusieurs « autres », les uns plus fragiles,
les autres mieux portants. Cet Amour divin qui m’avait mis en mouvement en
premier lieu me demandait de rencontrer préférentiellement l’autre
le plus fragile, celui ou celle que la vie avait maltraité (bien entendu,
la « vie », ici, est un euphémisme poétique : la
vie ne maltraite point, ce sont les êtres humains qui se brutalisent
les uns les autres).
Dans
mon expérience missionnaire, une des plus grandes difficultés
a été celle d’accepter que l’autre, fragile, ait aussi besoin
d’aimer, de donner, de partager. Savoir recevoir est infiniment plus difficile
que de donner ! Nous tous qui avons travaillé dans des projets de développement
et d’assistance, nous savons fort bien comment ce qui devrait être une
expression de solidarité humaine et de charité chrétienne
peut devenir à l’occasion une action paternaliste, du haut vers le
bas, où les rôles de « bienfaiteur » et de «bénéficiaire
» s’excluent mutuellement.
Heureusement,
l’Évangile et les confrères engagés dans la promotion
de Justice et Paix sont là pour nous rappeler la gratuité de
l’Amour divin et le besoin de toujours considérer l’autre, même
le plus démuni, comme l’hôte qui m’accueille et non le sujet
passif de mon zèle missionnaire. C’est le grand défi, sur le
plan spirituel du moins, de nos vocations missionnaires : soigner l’autre
blessé, ne pas passer son chemin, insensible à sa souffrance,
mais sans perdre pour autant le désir profond de le connaître,
de l’écouter, de découvrir son vrai visage, souvent défiguré
par les blessures de son corps.
À nous de l’aimer à cause de ce qu’il est au plus intime de
son identité et non pas simplement à cause de ce qui lui est
arrivé. C’est pour cela, je veux bien le croire, que le voyageur samaritain
de la parabole a l’intention de revenir à l’auberge où il laisse
l’homme tombé aux mains de brigands ; pas uniquement pour rembourser
l’hôtelier de ses dépenses !
J’avoue
que mon travail à la bibliothèque diocésaine de Tunis
depuis trois ans est, dans ce sens, spirituellement moins dur que mon expérience
en paroisse dans la banlieue de Khartoum, notamment auprès de personnes
déplacées à cause de la guerre. Les bibliothèques,
les centres culturels sont un terrain plus “neutre”, qui permet aux participants
d’établir une relation d’égal à égal où
tous peuvent être alternativement donneurs et récepteurs. Et
notre conviction chrétienne est que Dieu, le Père de Jésus
Christ, n’est pas étranger à ces cultures, à ces traditions.
Bien au contraire, c’est Lui qui est à l’origine de tout ce qu’il y
a de Vrai, de Juste et de Beau dans ces cultures. C’est bien Lui qui est l’origine
(et la fin) de l’ouverture fondamentale à la transcendance que nous
découvrons dans chaque culture. Chaque tradition culturelle (et plus
explicitement chaque religion) contient une approche de l’homme au mystère
de Dieu et une approche de Dieu au mystère de l’homme. La vérité
est symphonique, disait von Balthasar, et notre engagement missionnaire dans
le dialogue interculturel et interreligieux a comme but de trouver des mots
nouveaux pour dire, dans ce monde multiculturel que nous habitons, une vérité
qu’on puisse partager.
Comment cela se passe-t-il plus concrètement dans notre bibliothèque,
qui se présente comme une « Bibliothèque des sciences
des religions » au service de la rencontre ? Nous avons la chance de
vivre dans un pays, la Tunisie, qui est en train de redécouvrir et
de se réapproprier sa propre histoire plurielle. C’est ainsi que notre
désir de rencontrer l’autre trouve un écho dans des partenaires
qui s’intéressent, eux aussi, à connaître l’autre non-tunisien,
non-maghrébin, non-musulman.
Nos lecteurs sont dans leur plus grande partie des universitaires tunisiens
qui s’intéressent à l’étude du fait religieux dans l’un
de ses aspects : histoire des religions, anthropologie des religions, sociologie
des religions, les études comparées, etc. Souvent ils se penchent
sur les influences et les relations historiques entre les religions. Mais
ne croyez pas qu’il s’agisse nécessairement d’études sur des
figures obscures d’un passé lointain ! Au contraire, beaucoup de nos
lecteurs traitent de sujets d’une actualité brûlante tels que
la mondialisation et ses effets sur les cultures et les religions, le métissage
culturel, les relations Nord-Sud, les couples mixtes, la tolérance
et le dialogue interreligieux, la sécularisation, les questions bioéthiques,
etc.
En plus de notre travail de bibliothèque de recherche proprement dit,
nous tâchons d’organiser des conférences-rencontres qui ont pour
vocation de permettre une vraie connaissance réciproque, condition
indispensable, du moins pour le chrétien, pour arriver à aimer.
Voici les quatre dernières, pour que vous en ayez une idée.
Le 19 mai 2009, Ousmane Sene, professeur à l’Université Cheikh
Anta Diop de Dakar, nous a parlé de l’écrivain sénégalais
Cheikh Hamidou Kane et de son œuvre célèbre “L’Aventure ambiguë”.
Un nombre considérable d’étudiants africains musulmans de l’Université
Zitouna sont venus l’écouter. Le 20 mars, c’était Rafiq Khoury,
prêtre du Patriarcat Latin de Jérusalem et membre de ‘Al Liqa’
Center, fondé par un groupe d’universitaires et de personnalités
religieuses palestiniens, musulmans et chrétiens, qui nous a parlé
des enjeux actuels du dialogue islamo-chrétien en Palestine.
Quelques jours avant, l’écrivain français Frédéric
Boyer était venu présenter sa nouvelle et percutante traduction
des Confessions de saint Augustin. Enfin, le 3 février, la salle de
conférences de la bibliothèque s’est remplie pour écouter
Nelly Amri, historienne libanaise installée en Tunisie, présenter
la figure d’Aïcha al Mannoubiyya, mieux connue comme la « Dame
de Tunis ». C’était magnifique de constater que cette ravie de
Dieu, dont la vie spirituelle fut synonyme d’audace au XIIIe siècle,
continuait à susciter un si vif intérêt au XXIe ! Lors
de nos conférences-rencontres, le public est en général
assez mixte : tunisiens et non tunisiens résidents, chrétiens
et musulmans, religieux et laïcs, étudiants et professeurs.
Voici donc un petit aperçu de ce qui peut être un engagement
missionnaire dans une bibliothèque/centre culturel au service de la
rencontre en Afrique du Nord. Mais, j’insiste, ce travail n’aurait pas de
sens s’il n’y avait pas à côté d’autres confrères
et d’autres membres de l’Église engagés avec les associations
locales, sur les lignes de fracture de cette société : soutien
scolaire dans les quartiers moins favorisés, cours d’alphabétisation,
accompagnement des mères célibataires, visite des prisonniers,
accueil des migrants, etc.
Donc, n’hésitons pas à nous engager, si on nous le demande,
dans des apostolats de rencontre dans des centres culturels. n
Diego Sarrio,
M. Afr.
Voir aussi sur le même sujet
Site web : Bibliothèque Diocésaine
* Tunis: Un jour ordinaire
à la Bibliothèque diocésaine par Diego Sarrió
(juin 2007)
* Tunisie
Bibliothèque Connaître, puis aimer
Diégo Sarrio
(2009)
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