Voix d'Afrique N°90.

Connaître, puis aimer…


Père Diego Sarrio, ancien responsable
de la Bibliothèque Diocésaine de Tunis

J’aime ce que Raymond Panikkar, le philosophe et théologien catholique, né en 1918 à Barcelone d’une mère catalane et catholique et d’un père hindou, répondit lorsqu’on l’interrogea sur le fondement évangélique du dialogue interreligieux. Il disait tout simplement que connaître l’autre est une exigence vitale pour le chrétien qui veut vivre le commandement de l’amour universel de Jésus, puisque « nous n’aimons pas ce que nous ne connaissons pas ». J’aime ces propos de Panikkar parce que, dans leur simplicité, ils explicitent une vérité profonde, déjà contenue en quelque sorte dans les mots de Jésus : « Aimer ceux qui vous aiment, c’est facile ! »

Le missionnaire est par vocation celui qui, sous l’impulsion de l’Amour divin, sort de chez-lui pour aller en terre « inconnue », à la rencontre de l’autre, avec la mission de l’aimer. Un noble objectif certes, mais qui est plus facile hélas à dire qu’à mettre en pratique !

Chaque fois que je suis arrivé dans le pays de l’autre, j’ai découvert qu’en fait il y avait plusieurs « autres », les uns plus fragiles, les autres mieux portants. Cet Amour divin qui m’avait mis en mouvement en premier lieu me demandait de rencontrer préférentiellement l’autre le plus fragile, celui ou celle que la vie avait maltraité (bien entendu, la « vie », ici, est un euphémisme poétique : la vie ne maltraite point, ce sont les êtres humains qui se brutalisent les uns les autres).

Bibliothèque Diocésaine de TunisDans mon expérience missionnaire, une des plus grandes difficultés a été celle d’accepter que l’autre, fragile, ait aussi besoin d’aimer, de donner, de partager. Savoir recevoir est infiniment plus difficile que de donner ! Nous tous qui avons travaillé dans des projets de développement et d’assistance, nous savons fort bien comment ce qui devrait être une expression de solidarité humaine et de charité chrétienne peut devenir à l’occasion une action paternaliste, du haut vers le bas, où les rôles de « bienfaiteur » et de «bénéficiaire » s’excluent mutuellement.

Heureusement, l’Évangile et les confrères engagés dans la promotion de Justice et Paix sont là pour nous rappeler la gratuité de l’Amour divin et le besoin de toujours considérer l’autre, même le plus démuni, comme l’hôte qui m’accueille et non le sujet passif de mon zèle missionnaire. C’est le grand défi, sur le plan spirituel du moins, de nos vocations missionnaires : soigner l’autre blessé, ne pas passer son chemin, insensible à sa souffrance, mais sans perdre pour autant le désir profond de le connaître, de l’écouter, de découvrir son vrai visage, souvent défiguré par les blessures de son corps.

À nous de l’aimer à cause de ce qu’il est au plus intime de son identité et non pas simplement à cause de ce qui lui est arrivé. C’est pour cela, je veux bien le croire, que le voyageur samaritain de la parabole a l’intention de revenir à l’auberge où il laisse l’homme tombé aux mains de brigands ; pas uniquement pour rembourser l’hôtelier de ses dépenses !

Des partenaires qui s’intéressent à connaître l’autre...J’avoue que mon travail à la bibliothèque diocésaine de Tunis depuis trois ans est, dans ce sens, spirituellement moins dur que mon expérience en paroisse dans la banlieue de Khartoum, notamment auprès de personnes déplacées à cause de la guerre. Les bibliothèques, les centres culturels sont un terrain plus “neutre”, qui permet aux participants d’établir une relation d’égal à égal où tous peuvent être alternativement donneurs et récepteurs. Et notre conviction chrétienne est que Dieu, le Père de Jésus Christ, n’est pas étranger à ces cultures, à ces traditions.

Bien au contraire, c’est Lui qui est à l’origine de tout ce qu’il y a de Vrai, de Juste et de Beau dans ces cultures. C’est bien Lui qui est l’origine (et la fin) de l’ouverture fondamentale à la transcendance que nous découvrons dans chaque culture. Chaque tradition culturelle (et plus explicitement chaque religion) contient une approche de l’homme au mystère de Dieu et une approche de Dieu au mystère de l’homme. La vérité est symphonique, disait von Balthasar, et notre engagement missionnaire dans le dialogue interculturel et interreligieux a comme but de trouver des mots nouveaux pour dire, dans ce monde multiculturel que nous habitons, une vérité qu’on puisse partager.

Comment cela se passe-t-il plus concrètement dans notre bibliothèque, qui se présente comme une « Bibliothèque des sciences des religions » au service de la rencontre ? Nous avons la chance de vivre dans un pays, la Tunisie, qui est en train de redécouvrir et de se réapproprier sa propre histoire plurielle. C’est ainsi que notre désir de rencontrer l’autre trouve un écho dans des partenaires qui s’intéressent, eux aussi, à connaître l’autre non-tunisien, non-maghrébin, non-musulman.

Nos lecteurs sont dans leur plus grande partie des universitaires tunisiens qui s’intéressent à l’étude du fait religieux dans l’un de ses aspects : histoire des religions, anthropologie des religions, sociologie des religions, les études comparées, etc. Souvent ils se penchent sur les influences et les relations historiques entre les religions. Mais ne croyez pas qu’il s’agisse nécessairement d’études sur des figures obscures d’un passé lointain ! Au contraire, beaucoup de nos lecteurs traitent de sujets d’une actualité brûlante tels que la mondialisation et ses effets sur les cultures et les religions, le métissage culturel, les relations Nord-Sud, les couples mixtes, la tolérance et le dialogue interreligieux, la sécularisation, les questions bioéthiques, etc.

En plus de notre travail de bibliothèque de recherche proprement dit, nous tâchons d’organiser des conférences-rencontres qui ont pour vocation de permettre une vraie connaissance réciproque, condition indispensable, du moins pour le chrétien, pour arriver à aimer. Voici les quatre dernières, pour que vous en ayez une idée. Le 19 mai 2009, Ousmane Sene, professeur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, nous a parlé de l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane et de son œuvre célèbre “L’Aventure ambiguë”. Un nombre considérable d’étudiants africains musulmans de l’Université Zitouna sont venus l’écouter. Le 20 mars, c’était Rafiq Khoury, prêtre du Patriarcat Latin de Jérusalem et membre de ‘Al Liqa’ Center, fondé par un groupe d’universitaires et de personnalités religieuses palestiniens, musulmans et chrétiens, qui nous a parlé des enjeux actuels du dialogue islamo-chrétien en Palestine.

Quelques jours avant, l’écrivain français Frédéric Boyer était venu présenter sa nouvelle et percutante traduction des Confessions de saint Augustin. Enfin, le 3 février, la salle de conférences de la bibliothèque s’est remplie pour écouter Nelly Amri, historienne libanaise installée en Tunisie, présenter la figure d’Aïcha al Mannoubiyya, mieux connue comme la « Dame de Tunis ». C’était magnifique de constater que cette ravie de Dieu, dont la vie spirituelle fut synonyme d’audace au XIIIe siècle, continuait à susciter un si vif intérêt au XXIe ! Lors de nos conférences-rencontres, le public est en général assez mixte : tunisiens et non tunisiens résidents, chrétiens et musulmans, religieux et laïcs, étudiants et professeurs.

Voici donc un petit aperçu de ce qui peut être un engagement missionnaire dans une bibliothèque/centre culturel au service de la rencontre en Afrique du Nord. Mais, j’insiste, ce travail n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas à côté d’autres confrères et d’autres membres de l’Église engagés avec les associations locales, sur les lignes de fracture de cette société : soutien scolaire dans les quartiers moins favorisés, cours d’alphabétisation, accompagnement des mères célibataires, visite des prisonniers, accueil des migrants, etc.

Donc, n’hésitons pas à nous engager, si on nous le demande, dans des apostolats de rencontre dans des centres culturels. n


Diego Sarrio,
M. Afr.

Voir aussi sur le même sujet

Site web : Bibliothèque Diocésaine


* Tunis: Un jour ordinaire à la Bibliothèque diocésaine par Diego Sarrió (juin 2007)

* Tunisie Bibliothèque Connaître, puis aimer… Diégo Sarrio (2009)

 

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