Missionnaires d'Afrique

R.D.Congo
Bernard Ugeux M.Afr


publié le 14/04/2016 à 15:49

Amoris Laetitia… un virage d’espérance délicat à négocier


Les Eglises d’Afrique (et les autres) invitées à un discernement plus subtil

La dernière exhortation apostolique du Pape François représente un virage important dans la réception de Vatican II et dans l’application de la morale catholique au quotidien. Tout d’abord, parce qu’il revient sur l’importance de pratiquer la synodalité et la subsidiarité qui ont été parmi les insistances ecclésiologiques du dernier Concile (cf. son discours à l’occasion de la célébration l’anniversaire de la création des synodes romains).

Ensuite parce qu’il a tiré les leçons de ce qui a été une des plus grandes sources d’enrichissement du deuxième Synode sur la famille : la découverte par les évêques et les cardinaux réunis en petits groupes linguistiques (circuli minores) de l’extraordinaire diversité des expériences matrimoniales et familiales selon les sociétés et les cultures.

C’est pourquoi il s’engage résolument dans une dynamique d’inculturation où les évêques auront à prendre toute leur responsabilité en fonction des enjeux propres à leur Eglise locale. « Dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus attentives aux traditions et aux défis locaux car les cultures sont très diverses entre elles et chaque principe général a besoin d’être inculturé, s’il veut être observé et appliqué » (§3). Les enjeux canoniques sont réels.

Le virage apparait d’emblée dès le début de l’exhortation. François y affirme dans la ligne d’une saine
décentralisation : « que tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles ». Cette ouverture est suffisante pour que déjà certains prélats (comme le cardinal Burke) s’engouffrent dans la faille (si on peut dire) : donc ce n’est pas un document magistériel, il s’agit surtout des réflexions personnelles du Pape sur des questions de pastorale qui l’engagent surtout lui-même.

Du coup, il ne serait pas nécessaire de s’interroger sur la gradualité de l’application des textes doctrinaux ni d’investir résolument dans le discernement et la personnalisation des démarches d’accompagnement comme il le demande. Cela fait penser aux réactions d’un certain courant à la clôture du Concile Vatican II qui répétait à l’envi : ce n’est qu’un Concile pastoral, il n’a pas le poids doctrinal des conciles précédents (sous-entendu il n’a pas de légitimité pour revoir ce que d’autres Conciles ont affirmé dans le passé parfois lointain).

Cela correspond aussi à l’attitude de ceux à qui le Pape reproche dans son texte d’avoir « la prétention de tout résoudre en appliquant des normes générales ou bien en tirant des conclusions excessives à partir de certaines réflexions théologiques ». On peut donc penser qu’il n’est pas certain que l’exhortation réussira à désamorcer les polarisations rencontrées lors des synodes sur la famille révélées par divers lobbies.

Une autre nouveauté de ce texte, c’est le ton résolument ouvert tout en étant exigeant sur le plan de l’engagement des uns et des autres, personnes mariées et responsables ecclésiaux. On n’y trouve pas les termes si courants dans les documents qui touchent à la morale familiale tels que : « interdit, obligatoire, intrinsèquement bon ou mauvais… ».

Même si, par exemple, le rejet de l’avortement et le refus de reconnaître une union homosexuelle comme un mariage sacramentel sont clairement exprimés. Ce qui prime, c’est de rejoindre la personne là où elle en est et INTEGRER TOUT LE MONDE qui le souhaite dans la communauté chrétienne. Et là on constate que si le Pape cite abondamment saint Jean-Paul II en particulier (68 fois au moins), ainsi que Paul VI dans Humanae Vitae, il évite les formules qui ont été la cause de tensions et d’interprétations multiples avec les dégâts et les exclusions qu’on a connus et dont les souffrances persistent aujourd’hui. Le choix de dépasser une application systématique et rigoriste du Droit canonique avec le risque de ne pas approfondir les cas particuliers s’inscrit dans une perspective profondément personnaliste.

Sans du tout rejeter la doctrine catholique sur le mariage, avec toute son exigence, que le Pape décrit en termes si profonds et humains, l’accent est mis sur l’accompagnement des personnes dans le discernement ainsi que la formation et le respect de leur conscience. Et c’est là, entre autres, le défi pour l’Afrique, où les fidèles laïcs, qui n’ont pas participé aux débats qu’a connu l’Occident dans la foulée de Vatican II ni à ceux d’après Humanae Vitae.

Lorsqu’ils s’adressent à un clergé souvent assez clérical, ils posent leurs problèmes de couple en termes de : « Est-ce qu’on a le droit de … ? » ce qui induit de répondre trop aisément en se référant au Droit : oui ou non. Ce n’est plus du tout l’attitude préconisée par le Pape qui demande une véritable écoute approfondie et un accompagnement très proche et personnalisé dans une dynamique de discernement. Cela suppose que le clergé y soit préparé et qu’il y consacre (tout !) le temps que cela demande. En outre, qu’il ait été formé au discernement. Celui-ci n’a pas commencé avec Ignace de Loyola, déjà Saint Paul s’y référait, et ce n’est pas une exclusivité jésuite.

Mais discerner est très exigeant : cela demande de la part des pasteurs d’avoir une profonde vie de prière qui les introduit à l’écoute et à la docilité à l’Esprit, une connaissance des Ecritures, une pratique du discernement dans leur vie personnelle ainsi qu’un réel investissement dans une relation pastorale personnalisée….

Or j’ai pu constater, à partir des retraites, de la formation continue et des accompagnements que je fournis dans de nombreux pays d’Afrique depuis de longues années : cette vie spirituelle profonde et cette compétence dans le discernement sont loin d’être généralisées dans le clergé. Sortir du légalisme rigoureux pour entrer dans une dynamique d’accompagnement et de discernement demande une conversion radicale des habitudes cléricales. François insiste que personne ne se substitue à la conscience d’un autre.

Il y a donc ici un défi incontournable de formation permanente du clergé (évêques compris) et de concertation dans les pratiques du discernement (élaboration de directoires diocésains ?). Il y a la question de la formation et de l’accompagnement des fidèles laïcs qui ne soient plus considérés comme de simples destinataires des décisions cléricales. Qu’ils soient invités à participer activement au discernement qui les concerne, à écouter la voix de leur conscience qui est le lieu ultime de leur responsabilité morale et spirituelle devant Dieu et à s’investir dans l’accompagnement des autres couples et des familles, particulièrement des plus jeunes. Un beau et exigeant programme qui devrait stimuler tous les mouvements de pastorale familiale. Que leur exigence accompagne le clergé dans sa (re)conversion.

 

Bernard Ugeux
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