Voix d'Afrique N°60


APPRENDRE

LA LANGUE

C'est la première priorité du missionnaire ; Lavigerie en était bien convaincu qui demandait à tous ses missionnaires de consacrer une heure par jour à ce travail. Dans de nombreux pays africains, encore aujourd'hui, les missionnaires sont considérés comme des spécialistes et leurs travaux écrits sont toujours cités et utilisés dans les études modernes. Il n'est jamais surprenant de voir les anciens des maisons de retraite continuer à écrire, étudier et compiler les langues et dialectes qu'ils ont rencontrés pendant cinquante ans de travail en Afrique.

Pour moi, tout a commencé par deux mots : "moniré" et "ichi ni vichi". Le lendemain de mon arrivée à Katété, au nord du Malawi, un ancien missionnaire nous réunissait, nous les cinq jeunes. Il nous enseignait la salutation de base : "moniré" ; on peut la traduire par "bonjour", mais étymologiquement parlant, elle signifie : "tu es là", "tu es là et je suis heureux de te rencontrer". Elle ne s'emploie qu'une fois par jour, lors de la première rencontre. Quant à "ichi ni vichi", c'est la question de base pour le novice : "qu'est-ce que c'est ? "

Et nous voilà partis, munis d'un petit carnet et d'un crayon, pour la première visite dans le village voisin. Nous savions déjà qu'il fallait dire "odi" avant d'entrer dans un village, pour avertir de notre arrivée, et attendre la réponse affirmative : "odini". Le propriétaire de la maison envoie un enfant nous chercher de quoi s'asseoir : une chaise ou une natte déroulée à l'ombre d'un manguier ou d'une case. Et, une fois assis, nous lançons le fameux "moniré" ; première gaffe : ce n'est pas à nous à commencer les salutations, mais à celui qui reçoit. Deuxième embarras : comment répondre ? quelle suite donner à cette salutation ? "comment çà va ?", nous ne savons pas encore comment le dire. Les amis devinent que nous sommes encore débutants, car ils savent que nous venons d'arriver ; alors lentement, ils nous enseignent les premiers rudiments des formules de politesse ; lentement, bien sûr, car il nous faut le temps d'écrire tout cela. Ils disent leur nom en se touchant la poirine tout en répétant, et ils arrivent à nous faire comprendre "comment vous vous appelez ?". Et puis commence la leçon : "ichi ni vichi", en montrant la case, le chien, les poules, l'arbre, la chaise, et aussi les mains, les jambes, les doigts, les yeux, le nez et la bouche. Ce sont surtout les adultes qui répondent, hommes ou femmes qui se font un plaisir d'enseigner quelque chose d'important à ces visiteurs blancs. Le dialogue est ponctué de gros éclats de rire lorsque nos essayons de répéter maladroitement les mots nouveaux.

Le soleil est déjà bas sur l'horizon ; il faut faire attention, car ici il n'y a pas de crépuscule, la nuit arrive vite, dès 6 h. du soir. Les femmes d'ailleurs se sont levées pour aller préparer le repas du soir. Il faut partir : consultation avec mes confrères : "il faut partir, mais comment dit-on 'au revoir' ?" Personne ne le sait ! Il faut bien se décider ! "Allons-y ! un, deux, trois !" Comme un seul homme, nous nous levons, et prononçons la seule salutation que nous connaissons : "moniré" et nous partons, laissant nos amis quelque peu pantois. Et puis nous les entendons éclater de rire !

La première des choses que nous avons demandée à notre retour à la mission : "nous savons comment dire 'moniré', mais comment dire 'au revoir' ?" Et c'est ainsi que nous avons appris "pawémi" "demeure bien" !

Des années après, un des villageois me rappelait cette visite ; spontanément, ils m'avaient donné un surnom : j'étais le Père "moniré" ! Ainsi a commencé ma vie missionnaire.

Gérard Guirauden

Voix d'Afrique