Missionnaires d'Afrique
France

André Ferré en Tunisie

Au fil de ma vie missionnaire

André Ferré aime cultiver les fleurs.Quand j’avais vingt ans, l’armée française encourageait les jeunes à signer un engagement, grâce à ce slogan: «L’armée vous apprend un métier ». Personnellement, si elle ne m’a pas appris de métier, elle a été pour quelque chose dans l’orientation de ma vie. En effet, au cours de mon long service militaire (30 mois), j’ai séjourné successivement dans les trois pays qui formaient alors l’Afrique Française du Nord. À mon retour, je pris assez vite ma décision: mon avenir serait en Afrique. Ne me sentant pas appelé à la vie de “religieux”, j’hésitais entre les Missions Africaines de Lyon et les Pères Blancs. Le fait d’avoir partagé ma chambre de sous-officier avec un futur PB (J. Baraduc) joua-t-il un rôle dans ce choix? C’est possible.

Mais il fallait l’accord de mon évêque (celui de Luçon en l’occurrence). Il accepta, mais en mettant comme condition d’assurer d’abord une année au service du diocèse. Nous appelions cela le STO (stage de travail obligatoire, en souvenir des Français requis pour travailler en Allemagne pendant la guerre 1939-45) ! Et me voilà bombardé professeur de 5e secondaire dans un collège des Sables d’Olonne, face à 25 adolescents sympathiques, mais plus ou moins motivés. Il est vrai que l’océan était à deux pas et que les récréations se passaient, sauf aux jours de tempête ou de grande marée, sur l’immense plage. Après le grand large, les murs de la salle de classe avaient de quoi refroidir les plus zélés…

Puis ce fut le noviciat à Gap, dans ce cadre magnifique de montagne, et trois années de théologie à Carthage. Ah ! la théologie : commencée en 1952 au séminaire, je l’achevais seulement dix années plus tard ; elle avait donc eu le temps de mijoter. Serment le 27 juin 1961 et ordination sacerdotale le 1er juillet 1962, dans l’église de mon baptême. Je fus ordonné par notre confrère Mgr Roy, qui était originaire de mon diocèse. Comme c’était la fête du Précieux Sang (supprimée par la suite), il avait demandé de lui trouver des gants et des bas rouges. Ce qui fut fait.

Nous avions tous reçu une nomination pour un pays d’Afrique ; tous, sauf moi. Quelques jours après mon ordination, une lettre de la MG me demandait de rejoindre la maison de la Manouba (près de Tunis) pour y apprendre l’arabe. Mais de nomination proprement dite, point ! Cette maison d’études, reconnue par la S. Congrégation des Séminaires et Universités, portait depuis 1960 le nom d’Institut Pontifical d’Études Orientales (IPEO). Au bout de deux années d’étude, je participai au déménagement de la maison, et en particulier de la bibliothèque, car la propriété avait été saisie par l’État tunisien qui nous demandait de remettre les clés dans un délai d’un mois. Entre temps, on m’avait informé que j’étais destiné à renforcer le corps professoral.

Dès lors, mon destin serait lié pour longtemps à l’histoire quelque peu mouvementé de l’IPEO. En effet, après notre départ précipité de Tunisie, nous ne savions trop où aller. En attendant un point de chute, les innombrables cantines avaient été expédiées à Marseille.

Il devient spécialiste de l’islam
Finalement ce fut Rome, qui était bien la dernière destination à laquelle nous aurions pensé ! Les Soeurs Blanches nous hébergèrent dans un immeuble qu’elles avaient d’ailleurs acheté aux PB quelques années plus tôt. Mais il existait à Rome un Institut Pontifical Oriental, géré par les Jésuites ; pour éviter toute confusion, notre IPEO se mua donc en IPEA (Inst. Pont. d’Études Arabes). Afin d’obtenir un diplôme universitaire reconnu, je suivis à la Sorbonne les cours d’éminents arabisants et orientalistes, et m’en retournai à Rome deux ans plus tard, muni d’une licence et mettant en route un doctorat. Un nouveau déménagement m’attendait ! Le pape Paul VI venait de mettre à notre disposition (1967) une partie du prestigieux Palazzo S. Apollinare (situé en plein centre historique de Rome). Nous devions partager les lieux avec d’autres institutions, notamment une école de musique, si bien que, trop souvent à notre gré, nous donnions nos cours « au son des cordes et des flûtes » et même des « cymbales triomphantes ». Dans les années 80, nouvelle mutation: l’IPEA devient IPEAI (Inst. Pont. d’Études Arabes et d’Islamologie) ou PISAI selon le sigle italien, titre qui correspondait mieux au contenu de l’enseignement, puisque la langue arabe n’était que la porte d’accès à l’étude des sciences islamiques dans leur langue originelle.


André Ferré dans son bureau.

En 1991 enfin, sollicité de laisser la place à la Fac. de théologie de l’Opus Dei, nous traversions le Tibre pour aller nous fixer dans le quartier populaire du Trastevere. C’était notre troisième déménagement. Au fil du temps, et surtout après son implantation à Rome, l’ancien IPEO, destiné au départ à la formation des PB travaillant en contexte arabo-musulman, commença à accueillir des étudiants provenant des cinq continents. Ce fut une période intense de travail, mais exaltante et très enrichissante. Il nous fallait adapter notre méthode d’enseignement en introduisant l’audio-visuel (avec laboratoire de langue et les exercices correspondants), ouvrir une section anglophone, éditer une nouvelle publication en anglais. Ce fut aussi l’époque du lancement de la revue Islamochristiana. Tout cela avec un staff des plus réduits.

Séjours dans des pays musulmans
Afin de donner plus de crédibilité à notre enseignement, il avait été décidé que les professeurs du PISAI effectueraient des “séjours substantiels” dans les pays musulmans. C’est ainsi que durant mes premières années d’enseignement, je séjournai en Égypte, en Jordanie (1969) et surtout en Irak où j’enseignai le français à l’université de Mossoul (1972-74). Dans cette dernière ville, je fus l’hôte des PP. Dominicains et eus la possibilité de vivre en contact direct avec les chrétiens et les musulmans de ce pays, partageant leurs souffrances et leurs espoirs. En plus de mon enseignement à l’université, je donnais des cours au Petit Séminaire géré par les Dominicains ; il était fréquenté par des élèves appartenant aux rites syriaque et chaldéen. J’assurais aussi des cours du soir à un public très varié qui allait de l’épouse du président de l’université à des commerçants de la ville. Ces divers groupes étaient tout à fait représentatifs de la diversité ethnique (Arabes, Kurdes) et religieuse (chrétiens, musulmans, yazidis) de l’Irak. Malgré les difficultés dues au climat politique déjà très pesant à l’époque, j ’ai reçu là-bas beaucoup plus que je n’ai donné.

En 1978, après avoir exercé pendant quelques années la fonction de directeur des études, je fus nommé directeur du PISAI et le demeurai jusqu’en 1984.

Retour en tunisie
À cette date, je retrouvai la Tunisie, vingt ans après l’avoir quittée. Intégré à la communauté de l’IBLA pour, entre autres, travailler à la bibliothèque, j’y rencontrais des chercheurs, des professeurs et étudiants universitaires, grâce auxquels je découvrais les changements profonds intervenus dans le pays en vingt ans. J’appréciais d’avoir moins de responsabilité qu’à Rome, mais le confrère directeur de l’oeuvre (le P. Roger Maury) étant décédé accidentellement, je fus appelé à le remplacer. Toutefois, comme j’étais seulement “détaché” en Tunisie, je repris, en 1987, le chemin de Rome et mon enseignement au PISAI. Je fus sollicité pour un nouveau mandat de trois ans comme directeur (1991-94), à l’issue duquel la Tunisie et l’IBLA m’ouvrirent encore leurs portes. C’est là que je vis depuis dix-sept ans, et les autorités tunisiennes viennent de m’accorder un nouveau titre de séjour de dix ans.

Voilà. Comme on dit, « la boucle est bouclée ». J’avais été témoin direct, en mars 1956, de l’extraordinaire liesse populaire qui saluait l’indépendance du pays, et en janvier 2011, j’ai vécu les scènes étonnantes de la “révolution du printemps”. En cette période délicate de transition démocratique, je partage autant qu’il m’est possible ce que vivent nos amis tunisiens, leur liberté de parole et leur fierté retrouvées, mais aussi leur appréhension devant un avenir encore incertain. Au Groupe de Recherche Islamo-chrétien (GRIC) dont je fais partie, nous cherchons ensemble, musulmans et chrétiens, les voies de la convivialité, confiants malgré les défis qu’affrontent aujourd’hui les croyants.

Au terme de ce témoignage, je me rends bien compte que je n’ai abordé que la surface de ma vie, les vagues superficielles et leur écume ; il y manque l’essentiel, qui touche au secret des profondeurs. Mes 50 années d’engagement missionnaire sont passées avec une rapidité toujours croissante. Voici venu le temps, comme le dit si bien
le sympathique Qohélet,

où se courbent les hommes vigoureux,
où le jour baisse aux fenêtres
et qu’on redoute la montée,
avant que le fil d’argent lâche
et que la jarre se casse à la fontaine…
À Dieu vat !

André Ferré