Voix d'Afrique N°88.

SOCIETE
AFRIQUE EST-ELLE À VENDRE ?

 

2008. La crise alimentaire et la crise financière se sont réunies pour provoquer un nouvel « accaparement des terres » à travers le monde, et surtout dans les pays les plus pauvres. D’une part, certains gouvernements, qui ne peuvent nourrir leur population que grâce à l’importation de nourriture, cherchent de vastes territoires agricoles à l’étranger pour assurer leur propre production alimentaire. D’autre part, des sociétés agro-alimentaires et des investisseurs privés, en recherche de profits rapides dans le contexte de crise actuel, veulent investir dans des terres agricoles à l’étranger car c’est là une source de revenus importants et rapides. Aussi, c‘est une véritable course à la terre qui s’engage entre nombre de pays qui dépendent des importations alimentaires et ont des liquidités à placer. Ils n’achètent pas seulement des récoltes, mais des régions entières, dans des pays qui peinent déjà à alimenter leur propre population.


De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de l’acquisition (location, concession, voire achat) par des multinationales ou des États de vastes zones cultivables, parfois de plus de 10 000 ha, à l’étranger et à long terme (souvent 30-99 ans), pour produire des denrées de base destinées à l’exportation. Souvent, ce sont des cultures vivrières ou encore des agro-carburants.

D’après la FAO, ce sont 20 millions d’hectares, rien qu’en Afrique. Et nous sommes loin de tout savoir. M. Diouf, directeur de la FAO, fait valoir que la multiplication de ces transactions pourrait entraîner une forme de néocolonialisme, des États pauvres produisant de la nourriture pour les pays riches aux dépens de leur propre population affamée.

Le phénomène n’est pas totalement nouveau. Mais ce qui a ému l’opinion publique, c’est l’affaire Daewoo Logistics révélée à la mi-novembre 2008. Cette société sud-coréenne négociait l’achat d’une concession de 1,3 million d’hectares à Madagascar (moitié des terres cultivées de l’île) pour une durée de 99 ans. Elle désirait produire du maïs et de l’huile de palme, en faisant appel à une main-d’œuvre principalement sud-africaine. Cette production était destinée avant tout à la Corée du Sud. La colère suscitée par les révélations entourant l’entente entre la compagnie et le gouvernement malgache a finalement fait avorter le projet et précipiter la chute de l’ancien chef d’État, M. Ravalomanana.

Autre exemple : en 2006, Pékin signe des accords de coopération agricole avec plusieurs États africains qui ont permis l’installation de quatorze fermes expérimentales en Zambie, au Zimbabwe, en Ouganda et en Tanzanie. Si officiellement il s’agit d’aider les pays d’accueil à augmenter leur production grâce aux technologies chinoises, il est évident qu’une bonne partie des récoltes sera exportée vers la Chine.

Qui achète la terre ?

Palmiers à huileIl y a d’abord ceux qui recherchent la sécurité alimentaire. Parmi eux, la Chine, dont nous venons de parler. La plus grande partie de son activité agricole à l’étranger est consacrée à la culture du riz, du soja et du maïs, ainsi qu’à des cultures énergétiques comme la canne à sucre, le manioc ou le sorgho. Le riz produit à l’étranger est toujours du riz hybride, cultivé à partir de semences chinoises importées. Des agriculteurs et des chercheurs chinois enseignent aux Africains à cultiver le riz « à la chinoise ». En Asie, on trouve encore l’Inde, le Japon, la Malaisie et la Corée du Sud.

Les États du Golfe (Qatar, Bahreïn, Koweït, Oman, Arabie saoudite et Émirats arabes unis) sont, eux aussi, confrontés au problème alimentaire. Construits dans le désert, ils n’ont que peu de terres et de ressources en eau pour la culture ou l’élevage. Mais ils possèdent du pétrole et de l’argent, ce qui leur donne un moyen de pression puissant pour obtenir leur alimentation auprès de pays étrangers. Ils veulent conclure des accords surtout avec des pays frères islamiques, en particulier, en Afrique, le Soudan.

En Afrique même, Lybie et Égypte sont, elles aussi, sur les rangs pour l’accaparement des terres.
Les investisseurs privés forment le deuxième groupe de prédateurs. Il s’agit d’abord pour eux de faire de l’argent. Ils sont au courant des menaces qui pèsent sur les ressources alimentaires de la planète et en influencent les coûts : le changement climatique, la destruction des sols, la perte des ressources en eau et la stagnation des rendements des cultures. Ils savent que, dans beaucoup de pays, les prix alimentaires sont élevés et les prix des terres sont faibles. Ils pourront donc facilement gagner de l’argent avec le contrôle des meilleurs sols, proches des ressources en eau.

Les deux groupes se rejoignent souvent pour réaliser leur but. En effet, dans les deux cas, c’est le secteur privé qui aura le contrôle. Les gouvernements dirigent les opérations par un programme de politiques publiques. Ils concluent les transactions pour les contrats d’accaparement des terres afin d’assurer leur « sécurité alimentaire », mais il est prévu que le secteur privé prend ensuite le relais et assure la mise en œuvre.


Quel que soit le chemin suivi, le résultat final est identique : des sociétés privées étrangères obtiennent le contrôle de terres agricoles pour produire une alimentation non pas pour les populations locales mais pour d’autres. Qui a dit que le colonialisme appartenait au passé ?

Qui vend la terre, en Afrique ?

Cette pression foncière s’exerce d’abord en Afrique subsaharienne : 26 pays sont impliqués, notamment le Bénin, le Cameroun, le Congo-Brazzaville, l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya, le Mali, Madagascar, le Sénégal, la Tanzanie, et le Soudan. Certains pays d’Afrique du Nord sont aussi recherchés : l’Algérie, l’Égypte et le Maroc.
Tous sont vus comme des pays qui offrent des terrains fertiles, une relative disponibilité de l’eau et un certain potentiel de croissance de la productivité agricole. De plus, la main-d’œuvre y est peu coûteuse et le mètre carré, bon marché.

Comment cela se passe-t-il ?

Pour certains observateurs, cela fait penser « à un gigantesque jeu de Monopoly, avec des diplomates et des investisseurs qui passent d’un pays à l’autre, à la recherche de nouvelles terres agricoles bien à eux. » Mais il y a comme une connivence entre les gouvernements africains et ceux des éventuels acheteurs. Pour les Africains, cela veut dire de l’argent frais venu de l’étranger. On va pouvoir construire des infrastructures rurales, moderniser les entrepôts et le transport, industrialiser des activités. Il y a aussi des promesses de programmes de recherche et d’amélioration des semences.

En fait, il ne faut pas se faire illusion. Malgré tous les discours vantant les accords “gagnant-gagnant”, le vrai but de ces contrats « n’est pas un développement agricole et encore moins un développement rural, mais seulement un développement agro-industriel. » De plus, dans bien des cas, « il est difficile de se procurer des renseignements précis (nombre d’hectares, sommes impliquées, finalités précises, conditions associées). Les gouvernements craignent, sans aucun doute, que des réactions politiques hostiles se manifestent si le public vient à savoir ce qui se passe. » Par exemple, les travailleurs agricoles locaux, qui travaillent dans les exploitations agricoles chinoises, en Afrique, ne savent souvent pas si le riz sert à nourrir leur propre peuple ou les Chinois.


Des conséquences incalculables

On ne nourrit pas la population du pays. L’accaparement des terres agricoles dans les pays en développement affaiblit l’agriculture familiale et les marchés locaux. De plus, on supprime pour les communautés et les paysans l’accès à la terre pour une production locale de produits de base. Et pourtant ce sont eux qui peuvent mettre en place des systèmes alimentaires pour nourrir les populations. Il faut se demander : « Quelle agriculture peut nourrir les gens, maintenir les paysans dans les fermes, plutôt que les obliger à vivre dans des bidonvilles, et permettre aux communautés de prospérer et de se développer?».

Les gouvernements et les investisseurs ont beau dire que des emplois sont créés et qu’une partie de la production reste dans le pays. Mais cela ne remplace pas les terres et la possibilité pour les populations de travailler et d’utiliser les terres pour subvenir à leurs besoins. En fait, « les agriculteurs ne redeviendront plus jamais de vrais fermiers, avec ou sans travail. »

Au niveau mondial, l’accaparement actuel des terres ne peut qu’aggraver la crise alime-taire. « Il favorise les monocultures à large échelle, les OGM , le remplacement des paysans par des machines et l’usage de produits chimiques et d’énergies fossiles. » Ce système ne peut que nourrir les bénéfices de quelques-uns et accroître la pauvreté des autres.

Les paysans expropriés devront soit se rabattre sur des terres marginales, moins fertiles ; soit abandonner l’agriculture et s’entasser dans les bidonvilles ; soit travailler dans les plantations industrielles, au risque de ne pouvoir faire vivre leur famille, car ils n’auront plus qu’un accès restreint à leurs terres.

Certains pays, comme la Chine, apportent même leur propre main-d’œuvre et leurs propres technologies lorsqu’ils viennent cultiver à l’étranger, en remplaçant la biodiversité d’origine et en court-circuitant les syndicats locaux.
Le président du Comité exécutif du Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest résume bien la situation : « La vente massive des terres agricoles africaines s’apparente plus à un pacte colonial qu’à la recherche de nouveaux financements pour le développement de l’agriculture africaine [...] On brade les terres africaines, on contraint des milliers de petits producteurs à la misère. Cela est insupportable. »

Que faire ?

Finalement, la question la plus évidente de toutes est celle-ci : qu’est-ce qui se passe à long terme quand vous accordez le contrôle des terres agricoles de votre pays à des pays et des investisseurs étrangers ?

Aujourd’hui, il n’y a aucun mécanisme contraignant pour protéger les populations autochtones, en dehors des déclarations de principe des Nations Unies. Dans une série de propositions, la France et certains organismes de développement travaillent pour l’instauration de règles internationales. Ces règles prévoiraient de lier l’achat de terres au partage des bénéfices entre les parties concernées et au respect de l’environnement. La France voudrait également interdire tout financement public d’un projet en contradiction avec les besoins fondamentaux des agriculteurs locaux.

Pour sa part, Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, successeur de Jean Ziegler depuis mai 2008, donne quelques pistes d’analyse du phénomène : l’accaparement des terres en cours dans les pays du Sud est « un phénomène inquiétant qui s’inscrit dans le cadre plus large de la course de vitesse pour l’accaparement des ressources naturelles. Qu’il s’agisse de terres arables, d’eau ou de minéraux. Cette course est favorisée par la mondialisation économique. (…) La terre est devenue une ressource rare. Le changement climatique entraîne une désertification à un rythme accéléré. Des centaines de milliers d’hectares de terres arables vont disparaître dans les prochaines années. D’autre part, la terre cultivée est épuisée, conséquence d’une agriculture intensive et d’un recours systématique aux engrais chimiques.

Parallèlement, la demande de matières premières agricoles progresse, en raison de l’accroissement de la population mondiale, mais aussi de la modification des habitudes alimentaires. » Il est aussi des points importants à ne pas négliger : « La question du respect des droits des usagers de la terre. Dans beaucoup de pays africains, ceux qui cultivent la terre n’ont pas de titre de propriété. Ils courent donc le risque de se faire évincer de leurs terres, qu’ils occupent parfois depuis des générations, par des investisseurs étrangers. Par ailleurs, puisque le prix de la terre grimpe, les petits paysans, qui ont besoin d’augmenter la taille de leur parcelle pour vivre décemment, n’en ont plus les moyens. En même temps, ce que l’on appelle la «titrisation», c’est-à-dire le renforcement des garanties données aux populations sur place, sous la forme de droits de propriété privée, n’est pas la solution idéale. Beaucoup de terres appartiennent, non pas à un individu particulier, mais à une communauté, à un village. (…)

Enfin, quand des pays comme Madagascar mettent leurs terres en location pour 99 ans, il reste la question de ce qu’il advient de ces revenus. Servent-ils les intérêts de la population en matière d’éducation ou de santé? Ou est-ce que ce ne sont pas les élites qui vont profiter de cette manne ? » Il faut enfin « explorer des régimes alternatifs de propriété, qui reconnaissent par exemple des droits communaux sur la terre. On pourrait imaginer que les droits des cultivateurs soient reconnus, afin de les protéger de l’expropriation, tout en leur interdisant de vendre leur terre sans l’assentiment préalable de la municipalité ou de la communauté. »

En guise de conclusion

On peut relire les paroles du Sénégalais Kakadoudiaye au sujet de l’accaparement des terres en Afrique. « Une entreprise d’exploitation, qu’elle travaille la terre ou qu’elle exploite les minerais et/ou le pétrole, ne change rien au fait que, quelle que soit la propriété juridique, elle a et achète la possession. Ce que l’on fait de la terre est capital.

Capital de savoir si les techniques utilisées, mises en œuvre, sont reproductibles, c’est-à-dire si elles apportent un savoir faire que le paysan africain peut reprendre à son compte. Ailleurs ou après. Capital de savoir par quels moyens on va enrichir le sol, si les engrais sont produits sur place ou importés, naturels ou chimiques (l’Afrique ne brille pas par l’importance de ses entreprises et de sa recherche chimiques). Si les insecticides sont également le produit d’une recherche menée à partir des éléments locaux. Si l’on va préférer des insecticides pensés et fabriqués en Allemagne par Bayer, ou chercher à utiliser des insecticides obtenus à partir des végétaux locaux par des techniques locales. Capital de savoir si ce qui est produit est destiné à l’exportation ou au marché local, car, si le producteur disparait, disparait avec lui le marché.

Il s’agit donc, non pas de se pencher sur la nature juridique de la propriété, mais sur la nature de l’agriculture mise en place.
En d’autres termes je plaide pour une agriculture africaine dont le but serait d’abord de nourrir les Africains, pour une agriculture africaine dont les intrants - insecticides, engrais - seraient d’abord africains, pour une agriculture dont les techniques de travail des sols - humus, labours, outils, machines - et des produits ( eau, semences...) seraient d’abord adaptés aux sols, aux conditions et à l’environnement africains. Bref pour une re-africanisation de l’agriculture. » (Mediapart)

Voix d’Afrique
d’après des sources variées



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